On le cite, mais on ne le lit pas. On l’imite, on le rejette, mais on ne l’analyse pas. Modèle ou repoussoir, il joue un rôle central dans le débat politique, mais un rôle décalé. Qui connaît, ici, les réalisations, les résultats ou les échecs de dix ans d’exercice du pouvoir de cet homme singulier ? Le blairisme, comme pratique de la conquête du pouvoir, de la communication ou de l’action publique, est encore plus méconnu du public.

Et pourtant, dans toute l’histoire de l’Angleterre, Blair est le premier leader travailliste à avoir été réélu. Et il l’a été deux fois. Et pourtant, à la frontière des socialismes européens et des démocrates américains, à la limite de la politique et du management, Blair et son équipe ont forgé des outils, des méthodes, des indicateurs, des principes et peut-être même des valeurs qui, pour le meilleur ou pour le pire, font école. Inspirateurs, à l’évidence, du candidat puis du président Sarkozy, ils sont observés, « benchmarkés », par toute l’Europe. Le « blairisme » pourrait bien, comme le soulignent les auteurs « apparaître, après coup, comme le précurseur du tournant des Etats Européens. »

D’où l’importance de ce livre qui entreprend un bilan solide, nourri et critique des dix ans d’exercice du pouvoir de Tony Blair. Florence Faucher-King est directrice associée du Max Kade Center for European and German Studies à l'université Vanderbilt (Etats-Unis). Patrick Le Galès est directeur de recherche au CEVIPOF. Les regards croisés de ces deux chercheurs et leur attention aux politiques publiques, plus qu’aux discours ou aux sondages, contribuent à la richesse de ce livre stimulant.

Refusant une lecture politique ou morale, c’est au niveau des politiques publiques (impôts, éducation, sécurité, santé), de leurs tâtonnements, de leurs mises en œuvre, des mécanismes d’évaluation et de contrôle, et de leurs résultats que les deux auteurs tentent de saisir le « blairisme ». Et ce bilan se révèle d’autant plus utile qu’il ne vise pas une réflexion doctrinaire sur la fameuse « rénovation de la gauche » mais plutôt une analyse méthodologique : de quels leviers dispose l’Etat à l’heure de la mondialisation ? Quels accords peuvent être noués aujourd’hui entre le public et le privé ? Qu’est devenue la communication politique ? Comment se managent les fonctionnaires ? Comment se comporte le citoyen-consommateur face à l’Etat ? Y a-t-il encore place pour les corps intermédiaires ? Les auteurs se gardent bien de répondre définitivement à ces questions. Ils se contentent de proposer l’analyse précise, détaillée, et sans concession d’un exemple, mais de l’exemple qui sans doute, aujourd’hui, et surtout en France, est le plus observé et le plus influent.


La politique économique

Le premier chapitre est consacré à la politique économique, confiée au rival éternel, Gordon Brown, à qui Blair aurait promis de passer la main deux ans après l’élection de 1997 et à qui, en tout état de cause, il transmit effectivement le pouvoir à l’été 2007, dix ans après la victoire des travaillistes sur un parti conservateur au pouvoir depuis 18 ans. Brown n’est pas un blairiste de stricte obédience. Moins charismatique, plus proche des milieux syndicaux, sans doute plus « classique » aux yeux d’un socialiste continental. Il fournit pourtant sans aucun doute le socle de crédibilité financière sur lequel s’est construit l’aventure blairiste. Les néotravaillistes, arrivent au pouvoir en 1997 persuadés que les échecs des gouvernements travaillistes précédents reposent fondamentalement sur leur échec économique et sur la défiance des milieux d’affaires. Gordon Brown témoignera donc d’une rigueur et d’une prudence sans faille, alliées de temps à temps à de petites manipulations comptables ou à quelques « jolies opérations » comme la vente des licences de très haut débit téléphonique (pour 33 milliards d’euros). Le premier mandat travailliste est extrêmement prudent, et son bilan social est quasi nul. Ce n’est qu’à partir de 2000 que le chancelier annonce un vaste programme d’investissements : le budget du National Health Service doublera effectivement entre 1997 et 2005. Les dépenses consacrées à l’Education vont croître de 5 % par an pendant la même période.

Mais ce retour de la dépense publique, après les coupes sévères de l’ère Tatchérienne, est lié à une vision extrêmement précise, et très bien communiquée, des indicateurs d’efficacité des dépenses et des prévisions de dépenses et de recettes. C’est un véritable « business plan » britannique qui est présenté aux marchés et utilisé en même temps comme outil de pilotage macro-économique. Parallèlement, il est fondé sur une croissance nettement supérieure à celle de la zone euro sur toute la période, sur une inflation maîtrisée et un chômage très bas. Ni l’impôt sur le revenu ni l’impôt sur les sociétés ne sont augmentés.

La politique de l’emploi (et la politique de formation, qui lui est intimement liée pour un gouvernement persuadé que sa mission est d’adapter l’Angleterre à une mondialisation aussi inéluctable que la succession de l’automne à l’été) est très innovante. Elle se fonde sur une vision très individualisante et très responsabilisante. Inspirée des théories de l’acteur rationnel, elle peut être résumée par la maxime « l’Etat te donne ta chance, à toi de la saisir » et ne va pas sans une dose de coercition qui est aujourd’hui portée au passif du gouvernement Blair par un nombre croissant de citoyens britanniques.

Aide au capital, soutien à la compétitivité des entreprises, dynamisation du marché du travail et de la formation, sur un fond de rigueur dans la gestion des finances publiques sont, sans aucun doute, les traits dominants de la décennie Blair. Cette politique, corrélée à des efforts de redistribution discrets mais efficaces, a permis également une diminution significative des inégalités. Elle a en revanche plusieurs points aveugles : absence de politique industrielle au sens classique du terme, absence d’effet sur les inégalités territoriales et maintien de véritables poches de pauvreté, absence d’investissement sur les infrastructures.


La redéfinition des méthodes de l'Etat

Le second chapitre aborde la redéfinition du rôle et des méthodes de l’Etat. Une analyse paresseuse pourrait considérer que l’exercice blairiste a été caractérisé par une forte propension à la privatisation des services publics. C’est d’ailleurs ce que lui ont reproché certaines syndicats. Et il est vrai que les partenariats publics privé ont été multipliés, avec un recours fréquent à des formes de concession (le privé finançant les infratrsuctures et étant rémunéré pendant 20 ou 30 ans), qui ont permis, entre autre, de ménager le budget de l’Etat. Cette analyse omettrait pourtant la redéfinition radicale des méthodes d’action de l’Etat et le projet, sans cesse proclamé, de mettre en œuvre une véritable « révolution bureaucratique ».

On pourrait dire que l’Etat blairiste a procédé comme une entreprise qui choisirait de sous-traiter la fabrication de certains de ses composants : il ne produit plus lui-même les services, mais il reste le donneur d’ordres, le financeur et l’intégrateur. A tel point que certains analystes se demandent aujourd’hui, dans l’exemple du système de santé, dans quelle mesure Tony Blair n’a pas réussi, au contraire, à réintégrer l’ensemble de la sphère privée dans le champ de l’action publique.

Car en même temps qu’il allégeait l’Etat et multipliait les partenariats public privé, le gouvernement Blair a multiplié les pratiques d’audit systématique (l’audit semble être devenu, en Angleterre, un mode général de gestion de toutes les sphères de l’action collective, allant même jusqu’à concerner l’Eglise anglicane), multipliant les indicateurs de performances (l’extraordinaire ambition du pilotage de la société par les indicateurs a valu à Blair et Brown le surnom de « control freaks », obsédés du contrôle ) et les mesures drastiques pour les services les moins performants (directeurs d’hôpitaux, par exemple), créant plus de 200 « task-forces » spécialisées dont les noms sonnent comme autant de slogans (« Crime Reduction Program », « Anti-Drug Program», etc.).

Cette exigence de résultats mesurables, ce souci de l’encadrement plus rigoureux de services, privés ou publics, autonomes dans le choix des moyens pour atteindre les objectifs, ne sont pas les seules caractéristiques de la gouvernance blairiste. Une maîtrise absolue de la communication politique   , l’organisation permanente d’incitations fortes à des citoyens jugés « acteurs rationnels » et « consommateurs éclairés », le recours massif à de nombreux think tanks comme l’IPPR ou Demos plutôt qu’aux cadres traditionnels du partis sont d’autres caractéristiques importantes. Il est sans doute trop tôt pour juger aujourd’hui des fruits durables de cette révolution. Elle montre en tous cas aux Français que l’ouverture aux mécanismes du marché est loin de signifier pour autant un affaiblissement du pouvoir de l’Etat.

La réforme des institutions est traitée avec le même souci d’observer les effets plus que les discours ou même les réformes. Paradoxalement, le bilan de Tony Blair, qui s’est illustré par la devolution de nombreuses compétences aux régions et aux nations (Ecosse, Pays de Galles), par l’installation de Parlements dans ces nations, le recours aux référendums, la réforme de la chambre des Lords, reste un bilan en demi-teintes. Tout d’abord parce que Blair lui-même n’a jamais semblé marquer beaucoup d’attachement à ces réformes qu’il a pourtant conduites. Et surtout parce que la centralisation de l’Etat, son hyperactivisme et son hypercommunication, ont déstabilisé l’ensemble des autres acteurs de la vie publique et ne leur ont pas permis de s’emparer pleinement des attributions qui leur ont été ainsi confiées.


La parti travailliste comme lieu d'expérimentation pour la reconquête du pouvoir

Dans les trois derniers chapitres de l’ouvrage, les deux auteurs reviennent sur les évolutions organisationnelles et méthodologiques qui ont précédé la prise du pouvoir par Blair. Ils montrent bien à quel point le parti travailliste a servi de terrain d’expérimentation et de matrice à cette nouvelle forme d’action politique. Après la défaite de 1992, la quatrième consécutive, puis la mort prématurée du leader John Smith en 1994, Tony Blair est élu à la tête d’un parti prêt à accepter toutes les évolutions qui lui permettraient de reconquérir le pouvoir.

Dirigé par de jeunes leaders peu attachés à la grande tradition travailliste, très sensibles à la culture d’entreprise et au culte de l’efficience, le parti va effectivement plonger dans le culte de la modernité et connaître de profonds bouleversements. Ces transformations furent d’ailleurs soigneusement mises en scène et communiquées, afin que l’opinion n’ignore rien de leur réalité. Les liens traditionnels avec les syndicats furent distendus - mais non annulés -, et remplacés insensiblement par une relation étroite avec un ensemble de think tank plus proches des milieux d’affaires, des experts, des communicants ou des hauts fonctionnaires. Le parti promut également une logique d’adhésion de masse et de relation directe avec les adhérents, affaiblissant les organisations traditionnelles, internes ou externes (syndicats). Un important travail sur la culture interne (« collègue » va remplacer « camarade », changement de logos, de thématiques, de discours), travail de fond, pédagogique, négocié, va conduire à un changement de l’organisation, de la discipline, du management, puis du financement et de la communication du parti. Ce parti rénové, discipliné, efficace, va ensuite être utilisé de manière très efficace dans le débat public, réussissant à contrôler l’agenda du débat public, à y faire émerger les propositions travaillistes, et à mener de grandes offensives médiatiques.


Blair : démocrate et progressiste ou manipulateur et autoritaire ?

Le dernier chapitre, « Démocratisation ou contrôle ? », ouvre la conclusion de l’ouvrage en interrogeant les effets profonds des réformes de Blair sur le lien politique lui-même. Comme le reste de l’ouvrage, il propose un bilan provisoire et tout en nuances. Les changements apportés par Blair ne peuvent en effet être jugés de manière univoque quand ils ont promu un citoyen consommateur au détriment des formes d’engagement plus collective, mais ont contraint les services publics à optimiser grandement les services apportés à ce citoyen, quand ils ont favorisé, en réaction, l’entrepreneuriat politique et notamment l’organisation des groupes d’intérêts opposés à cette politique. La limite atteinte par Blair avec la guerre d’Irak, et le retour d’une contestation virulente, pèse évidemment sur ce bilan mais aussi sur la réception de la réforme blairiste par le pays. La rigueur répressive (tolérance zéro), puis la lutte contre le terrorisme ont également joué un rôle dans cette évolution, faisant insensiblement passer la Grande Bretagne de Blair de la Cool Britannia, soucieuse de modernité, de créativité, d’innovations, à la Cruel Britannia et à une société de surveillance et dans une certaine mesure, de coercition.

Alors, démocrate et progressiste ou manipulateur et autoritaire, le bilan des années Blair ? Moderne ou bonapartiste ? Efficace ou laissant derrière lui de lourdes menaces structurelles (comme cette productivité anglaise tellement inférieure aux moyennes européennes) ? Prototype d’une nouvelle forme d’action politique ou spécificité britannique ? C’est toute l’intelligence de cet ouvrage que de laisser ces questions ouvertes et de fournir, à tous ses lecteurs, tous les matériaux nécessaires, faits et chiffres, pour engager eux-mêmes le débat.


Pour lire la critique de Eloise Cohen-de Timary sur le même ouvrage, cliquez ici.