“Éloge de l’ombre”, lire Tanizaki au prisme de Barthes.

Il est plus facile d’écrire un article au vitriol que de faire l’éloge d’un beau livre. On rappellera la qualité de la traduction de René Sieffert et on félicitera les éditions Verdier pour l’initiative qu’elles ont prise de rééditer Éloge de l’ombre (initialement publié aux Presses orientalistes de France) qui n’était plus accessible, sinon dans le volume Tanizaki de la Pléiade ou à un prix prohibitif sur Internet. Il devient ensuite difficile de ne pas recourir à ces formules convenues qui font généralement l’économie d’une analyse personnelle. On parlera au mieux de poésie, de subtilité, de désinvolture et d’esthétisme. Les moins avisés des commentateurs s’attacheront aux aspects les plus contestables de l’essai et y verront une introduction à une culture japonaise subitement réifiée. Et certes Éloge de l’ombre (1933) est à la fois un essai magnifiquement écrit, original et pénétrant, et un texte imprégné de discours culturaliste qui brode à l’excès sur le thème de l’antagonisme occident/orient (Japon) au point d’en être quelque fois irritant et souvent schématique.

À cet égard, l’essai de Tanizaki n’est pas sans rappeler L’Empire des signes (1970) de Roland Barthes. Les deux ouvrages sont d’ailleurs fréquemment mentionnés par tous ceux qui trouvent utile et nécessaire de placer l’esthétique et la métaphysique japonaise dans une petite case définie d’où elle ne sortira plus. Mais le sujet principal et les dérives auxquelles il invite ne sont pas les seuls points communs qui rapprochent ces deux essais.

Barthes et Tanizaki ont tous deux réussi à trouver un juste équilibre entre expression poétique et dimension analytique, partagent un identique talent à trouver des résonances inattendues dans des objets anodins, voire triviaux (les lieux d’aisance et le shōyu dans Éloge de l’ombre, les baguettes et le sukiyaki dans L’Empire des signes), avancent semblablement par induction, attention aux détails et touches successives. Les deux textes s’achèvent enfin sur une même note nostalgique. Tandis que Tanizaki regrette cet “univers d’ombre”   de l’esthétique traditionnelle qui est en train de se dissiper, Barthes constate que le Japon “entre dans la mue occidentale” et “perd ses signes”   .

Pour le lecteur peu enclin à adhérer au discours romantique du “génie national”   et fatigué du paradigme réducteur “orient/occident” Éloge de l’ombre et L’Empire des signes posent ainsi une forme de défi. Quelle place doit-il en effet donner à ces oppositions binaires et à l’arrière-plan idéologique qu’elles convoquent ? Peut-il en faire abstraction ou en réduire la portée ? Sont-elles susceptibles de gâcher son plaisir de lecture ?

Nous n’avons pas la prétention de donner une réponse à cette question difficile. Il nous semble simplement utile de rappeler qu’Éloge de l’ombre et L’Empire des signes, devancent, chacun à leur manière, les reproches qu’on pourrait leur adresser. Les deux textes partagent en effet une forme d’ironie qui ne permet jamais de savoir jusqu’à quel point il faut les prendre au sérieux. Dans L’Empire des signes, cette dimension ludique est transparente et assumée (cf. la première rubrique : Là-bas). Le Japon de Barthes est, au moins pour partie, une fiction personnelle, un assemblage de traits formant un système symbolique imaginaire “entièrement dépris du nôtre”   . Dès lors toute critique de contenu est en quelque sorte désamorcée. On peut considérer que le procédé est un peu facile, et faire remarquer qu’il permet à Barthes de se complaire – très loin du “neutre” défendu quelques années plus tard au collège de France – dans le paradigme orient/occident. Il n’en fonctionne pas moins.

Dans Éloge de l’ombre, la mise à distance ironique n’est pas annoncée a priori. Face à un discours aussi éminemment subjectif, toute entreprise de réfutation systématique paraîtrait cependant incongrue ou déplacée. Les remarques parfois arbitraires de l’écrivain (la description, page 67, d’une peau japonaise en elle-même ombrée et poussiéreuse), la trivialité des objets auxquels il s’intéresse (pages 19-22, long développement sur la poésie des toilettes traditionnelles), ou l’absurdité de ses propositions (l’hypothèse, pages 27-29, d’une science non-objective, ancrée dans le particulier plutôt que dans l’universel) dénotent un ton impressionniste, étranger aux contraintes du discours positiviste, qui explore la possibilité d’une réalité librement vécue et inventée.

On peut considérer avec Anne Bayard-Sakai (traductrice et spécialiste de littérature japonaise moderne et contemporaine), que les essais de Tanizaki, en raison de ce caractère à la fois ludique et “irréductiblement singulier”, ont un aspect paradoxal. En effet “si le lecteur doit se placer à une grande proximité de lecture dans la mesure où il s’agit de textes personnels, il doit se tenir à une grande distance de lecture dans la mesure où il s’agit de textes ludiques”   . Tanizaki nous inviterait ainsi à réinventer nos modes de lecture et à “lire le texte de réflexion comme un roman”   .

Dans L’Empire des signes, comme dans Éloge de l’ombre, un “je” poétique et capricieux s’affirme avec insolence, au point de contraindre le “on” philosophe à déclarer forfait. Si le procédé diffère légèrement (mise en garde initiale d’un côté, ton clairement ironique de l’autre), l’approche est la même. Le Japon de Barthes et de Tanizaki est autant rêvé que vécu. Il n’est ainsi pas complètement exagéré de considérer que ce qu’ils écrivent au sujet de la maison japonaise ou de la soupe miso nous pourrions, avec un léger décalage et un peu d’imagination, le trouver dans les chalets savoyards ou les coquilles d’escargots. Mais c’est justement parce que cette possibilité-là existe que le paradigme se révèle inoffensif, impropre, en tout cas, à gâcher notre plaisir. Prenons cette opposition orient/occident comme le simple support de divagations poétiques et laissons-nous bercer par l’originalité, l’inspiration et le style.