Un ouvrage pluridisciplinaire pour appréhender le corps humain, les représentations d’hier et les enjeux sociaux et politiques d’aujourd’hui et de demain.

Longtemps objet quasi-exclusif des sciences naturelles et médicales, le corps humain est depuis quelques années remis au cœur de l’approche des sciences sociales. Loin de rejouer la scission entre sciences dures et sciences molles, entre nature et culture, cet ouvrage collectif sous l’égide de J.J. Rozenberg (épistémologue), Gilles Boetsch (anthropobiologiste) et Christian Hervé (médecin) est le fruit de la collaboration de chercheurs venus de tous les horizons. Il propose une approche multidimensionnelle du corps qui s’inscrit pleinement dans les débats politiques et sociaux contemporain. De la question de la bioéthique et de la refonte des normes biologiques de la vie à celles de l’intégration culturelle et de la lutte contre les discriminations (physiques et raciales) en passant par le traitement génétique de l’immigration, le corps contemporain y est présenté comme le lieu de toutes les confrontations sociales, politiques et culturelles. La relecture historique des concepts de normes, de stigmates et de races à laquelle se livrent les auteurs de ce livre s’applique donc à démonter les mécanismes de construction des identités et des altérités contemporaines.


Un questionnement épistémologique sur le corps, ancré dans les pratiques et les représentations sociales

Dans son introduction, Jacques J. Rozenberg (principal contributeur de l’ouvrage avec quatre textes signés ou co-signés) inscrit cette démarche dans une perspective à la fois épistémologique et anthropologique. Par une attention au corps et à ses divers régimes de représentation, de description et d’analyse, c’est la discipline elle-même qui est questionnée. Rozenberg insiste sur le fait que la dialectique fondamentale nature/culture (la recherche permanente des apports culturels au sein des données humaines) est encore au cœur des débats internes à l'anthropologie. Ces débats font d’ailleurs étrangement échos à ceux de nos sociétés contemporaines. Ici, la démarche qui consiste à sortir le corps humain de sa seule dimension biologique renvoie à la volonté de sortir l’anthropologie des débats théoriques stériles. Les clivages entre les diverses écoles de pensée, notamment entre les culturalistes (défenseurs d’une approche culturelle de tout phénomène social, taxés de relativisme aigu par certains) et ceux qui défendent une approche plus homogénéisante des systèmes culturels humains (avançant les invariants humains tels que les tabous liés à l’inceste ou les droits de l’homme par exemple), sont encore présents aujourd’hui. Sans tomber dans un consensus mou, tout aussi stérile, une approche décloisonnée au-delà des disciplines et des écoles de pensée est une alternative à explorer pour renouveler les débats et les manières d’appréhender les faits actuels. Et les enjeux liés à l’approche du corps renvoient à ceux qui traversent la discipline anthropologique en général.

La démarche épistémologique de Rozenberg est largement relayée par les articles suivants, relativement théoriques et, pour le coup, difficiles d’accès aux néophytes. Chacun des auteurs respecte cette ligne de conduite qui consiste à ne pas séparer le corps de ses pratiques, de ses discours et de ses appréhensions. Le corps de l’homme contemporain, animal symbolique et technologique, ne semble plus pouvoir être dispersé, éclaté.

Ce sont donc essentiellement les représentations et les régimes scientifiques d’appréhension du corps qui sont explorés (étude des images véhiculées par les spectacles ethnographiques par exemple). Au fil des pages la fabrique des corps se révèle. En revenant sur l’Histoire et les idéologies qui en découlent, les auteurs nous invitent à découvrir les coulisses des identités raciales d’hier et d’aujourd’hui. L’évocation du monde sensoriel (l’odeur des autres) et quelques propositions à visée éducatives (apprendre le corps) interviennent comme de légères digressions à ces propos théoriques.


Un ouvrage pour spécialistes, des enjeux sociaux majeurs

Peut-être, des études de cas plus précises ou des contributions questionnant les préjugés les plus courants, les plus naturalisés, auraient donné plus de souffle à ces contributions. Certes, le fond des propos est lourd de sens. À travers le corps, c’est l’humanité qui est engagée : vouloir redéfinir et remodeler le corps c’est redéfinir l’homme, ses espaces de liberté et d’humanité. En le normant, en l’idéalisant, on institue des figures identitaires desquelles l’autre est perpétuellement exclu (régime nazi, racisme-s, rejet des tares et des "tarés", etc.). Si les mots et les images parfois changent, autant que les formes et les matières corporelles, les ressorts de la stigmatisation et l’instrumentalisation des corps demeurent.

Pour autant, la remise en cause de l’objectivité ontologique du naturel (bio-physiologique) sur le culturel n’est et ne doit pas seulement être affaire de spécialistes et engage l’ensemble de la société. Ce qui implique un souci pédagogique qu’on ne retrouve pas vraiment dans cet ouvrage qui s’adresse en priorité à des scientifiques. De ce point de vue, ce livre est un excellent outil pour appréhender l’objet "corps" à travers les sciences sociales et le problématiser mais la technicité des propos détournera peut-être les plus impatients de sa lecture, même si certaines contributions parviennent à une légèreté de ton qui ne retire rien à leur profondeur.

Les plus grincheux y verront également un manque d’optimisme tant "à la fois le déterminisme et la liberté emportent avec eux le corps dans la bivalence". Les auteurs le notent eux-mêmes : "on conçoit aisément les dangers qui peuvent en découler."   Les enjeux sont considérables et les rappels des dérapages de l’Histoire qui parcourent tout l’ouvrage, revenant parfois sur des élans prophétiques malheureux, en sont les témoins. Ainsi, G. Katz-Bénichou évoque Vacher de Lapouge, sociologue français  du XIXème siècle, chantre de l’eugénisme dont le discours et les préceptes concernant le contrôle des naissances et la sélection dite naturelle anticipa tragiquement sur les politiques menées par les régimes nazis en défaveur des "indésirés" et autres "déshumanisés" (juifs, handicapés, etc.).


Le parti pris pluridisciplinaire est cependant à saluer puisqu’il permet un dialogue et un décloisonnement encore trop rare. Reste à gagner le pari de la diffusion de ces réflexions car,  au fond, "la question importante, s’il en est une, n’est pas fondamentalement de savoir s’il existe des différences […] ; la question importante est de savoir ce dont ces différences font signe dans les sociétés des hommes"