Le massacre des légions romaines à Carrhes (-53) marque la fin d’une période d’expansion de l’Empire vers l’Est

Paru aux Belles-Lettres, Carrhes, 9 juin 53 avant J.-C, Anatomie d’une défaite est l’étude d’une bataille décisive pour son auteur, Giusto Traina, professeur d’histoire à l’université de Paris-Sorbonne. Historien italien, G. Traina est spécialiste des paysages et techniques dans l’Antiquité ainsi que de l’Arménie ancienne, autant de sujets abordés dans Carrhes. Le but de cette étude est indiqué dans le titre même de l’ouvrage : il s’agit ici de se replonger dans le contexte de la bataille, c’est-à-dire les dernières décennies de la République romaine pour disséquer les raisons qui menèrent les légions romaines au désastre dans une obscure vallée asiate. Cet ouvrage, qui a remporté le prix « Cherasco Storia » de 2011, vient combler un vide historiographique car aucune synthèse n’avait encore été faite sur cet événement pourtant très connu et dont certains éléments sont entrés dans le folklore actuel sur l’Antiquité, comme la mort de Crassus.

Il s’agit d’étudier en détail les faits qui mènent à la défaite de Rome, alors en pleine expansion, contre l’Empire rival des Parthes dans la plaine de Carrhes au sud-est de l’actuelle Turquie. Pour ce faire, l’auteur s’appuie sur les sources disponibles qui sont essentiellement romaines, et d’abord Plutarque   .   Comment les Orientaux ont-ils réussi à repousser les 50 000 légionnaires romains ? Et, surtout, dans quelles circonstances plus de la moitié de cette armée occidentale a-t-elle trouvé la mort ? Le sort de son chef, Crassus n’est pas plus heureux puisqu’il meurt quelques jours après la bataille. Son corps est profané par la suite et sa mémoire noircie dès cette époque.

Le portrait nuancé de Crassus

Même s’il peut paraître réservé aux spécialistes de la fin de la République par son sujet étroit, ce livre est susceptible d’intéresser un public bien plus large grâce à la façon dont l’étude est menée. En effet, l’auteur ne se livre pas à une description aride des phases de bataille et des techniques de combat utilisées. La bataille est au contraire complètement remise dans son cadre général et l’histoire de la défaite se transforme en portrait de la Rome républicaine du premier triumvirat, ponctuée de références à d’autres époques et civilisations. Traina entend ainsi remettre en question quelques poncifs historiographiques parmi lesquels la légende noire de Crassus.

Certes, Crassus était immensément riche et cherchait encore à s’enrichir, certes il n’hésitait pas à tremper dans des affaires politiques douteuses par ambition   , mais ce comportement était très courant dans la Rome des années 50. En cela, Crassus appartenait bien à son temps. Il avait en même temps des qualités d’un Romain traditionnel : sobre, vertueux, courageux, membre de l’aristocratie sénatoriale couvert de gloire suite à sa victoire contre Spartacus (-71). Il lui manquait cependant le charisme d’un Pompée ou d’un César, dont les exploits militaires lui faisaient de l’ombre. C’est pourquoi, Crassus désirait se rendre en Asie, "aux confins des immenses régions que seul Alexandre avait réussi à conquérir"   .

Cette soif de gloire, ainsi que ces conditions politiques, poussent Crassus à commettre dès le départ plusieurs erreurs : son armée est peu entraînée et la stratégie choisie vise à la rapidité au détriment de la prudence. De plus, Crassus n’a pas non plus pris en compte plusieurs mauvais présages, ce qui pour les Anciens constituait l’une des clés de sa défaite   .

Légion romaine contre archers parthes.

Après avoir retracé l’histoire des relations entre Romains et Parthes ainsi que les étapes qui mènent au conflit, Traina entreprend d’expliquer les étapes de la bataille. Carrhes est en effet également une rencontre entre deux puissances qui évoluaient jusqu’alors parallèlement. Les forces en présence sont très différentes. Le choc a bien lieu entre deux civilisations, entre deux techniques de combat opposées, et la légion, n’apparaît pas comme adaptée aux traits parthes : "les légionnaires se roulaient autour des flèches qu’ils brisaient dans leurs blessures en essayant de retirer de force les pointes recourbées qui avaient pénétré dans leurs veines et dans leurs muscles ; ainsi, ils se déchiraient et se torturaient eux-mêmes"   nous raconte Plutarque. Dans la comptabilité des erreurs de Crassus, il ne faut donc pas oublier le talent des Parthes.

Ces derniers avaient bien sûr l’avantage du terrain. Ils étaient aussi menés par un jeune général talentueux, Suréna présenté par Plutarque "comme l’homme le plus puissant de l’Empire parthe, après l’empereur Orode"   . Le contingent romain est donc loin d’avoir été sous-estimé et la tactique de combat envisagée est tout à fait adaptée contre la légion. "Les Parthes auraient effectué à Carrhes une attaque dispersive (swarming, "attaque en essaim"), considérée encore aujourd’hui comme une tactique exemplaire"   . Ainsi, tandis que les Romains avancent en formation carrée, les archers parthes à cheval les inondent de flèches pour empêcher toute charge frontale. Puis dans un mouvement enveloppant, ils encerclent la totalité de l’armée romaine, la harcelant de traits ininterrompus. C’est le début d’un long massacre dont les conséquences ne furent effacées – pour un temps – que des années plus tard, lorsqu’Auguste réussit à se faire rendre les enseignes romaines prises à Carrhes ainsi que les prisonniers encore en vie.

La finalité de cet ouvrage est bien de montrer que la bataille de Carrhes a été décisive et non un "simple épisode atypique"   . Elle a bien mis un frein à la conquête romaine vers l’Est et contribué décisivement à faire de l’Empire parthe un des ennemis les plus tenaces de l’Empire romain.