La défense et l’illustration de l’histoire culturelle s’organisent à l’échelle du public motivé. Ce livre en est le témoin, auprès des profanes.

Le 1er janvier 2000, le Journal officiel publie une annonce. Celle de la création de l’Association pour le développement de l’histoire culturelle (ADHC). Chaque année, cette association organise un colloque durant lequel, outre le point sur l’association, des interventions sont programmées sur tel ou tel point de l’histoire culturelle ou tel ou tel point en débat dans le cadre précité. Compte tenu de ce qu’était et représentait l’histoire culturelle à l’époque, chacune de ces interventions avait et a désormais encore un double rôle : alimenter les débats et prouver l’existence de l’histoire culturelle tout en l’exposant dans des conférences constamment renouvelées. Non seulement, elles font exister l’histoire culturelle, mais elles en pointent annuellement l’essor.

Une décennie a donc passé. Il était temps de faire le point et de présenter au public motivé les contributions qui ont circulé durant ce temps. Le lecteur trouve ainsi, rassemblées sous le titre générique d’histoire culturelle (Cultural History ou Culture History, chez nos voisins), les conférences et la plupart des tables rondes suivies par les participants, par ailleurs, en général publiées dans le bulletin annuel de l’association. Les thèmes vont des médias à l’histoire sociale, de la médiologie aux lieux de mémoire, de l’imaginaire du social à l’histoire du sensible. Mais surtout, au niveau problématique, l’orientation globale se distribue entre histoire du passé et histoire du contemporain, laissant entendre par là que la culture se déploie à toute époque, et d’ailleurs sous les deux formes de la médiation et de la création.

Pour élargir encore le débat, il est bon de signaler au lecteur que cette question d’une histoire culturelle, attentive aux imaginaires, aux représentations sociales et aux constructions médiatiques, a eu du mal à s’imposer au sein même de la corporation des historiens, et non moins au cœur des conceptions de l’histoire du grand public, souvent encore enfermées dans une histoire des batailles, des héros et des successions chronologiques. Il a par conséquent fallu déployer des trésors d’imagination pour imposer progressivement cette discipline, si on peut la nommer ainsi. Désormais elle a pignon sur rue, se trouve présente aux journées de l’histoire de Blois, et fait l’objet de nombreuses publications dont il est important de rappeler au moins quatre d’entre elles :

  • Pour une histoire culturelle, Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Paris, Seuil, 1997.
  • Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, Jean-François Sirinelli, avec Christian Delporte et Jean-Yves Mollier (dir.), Paris, Puf, 2010.
  • L’histoire culturelle du contemporain, Laurent Martin et Sylvain Venayre (dir.), Paris, Nouveau Monde Editions, 2005   .
  • L’histoire culturelle, Pascal Ory, Paris, Puf, 2004.

Au demeurant, Loïc Vadelorge explique fort bien dans cet ouvrage que la construction de cet objet n’a été possible qu’à partir d’une série de distinctions, parmi lesquelles celle qui consistait à s’écarter à la fois de l’histoire des mentalités, de l’histoire des idées et des Cultural Studies. À quoi il convient d’ajouter que cette attention soutenue au culturel et aux acteurs du culturel ne pouvait s’instaurer aussi qu’en rompant avec l’idée marxiste d’une culture réduite à une superstructure, simple produit dérivé des structures économiques et sociales. Cela étant, au-delà des batailles intra-universitaires, batailles portant sur les possibilités académiques de viabilité d’une telle discipline, il convient de reconnaître que cette « histoire » permit largement aux historiens de s’ouvrir à de nouveaux objets, de nouvelles méthodes et de nouvelles questions. Jean-François Sirinelli affirme ainsi que si les conditions d’élaboration d’une telle histoire ont été tardivement réunies, elle peut désormais être pleinement conçue comme une histoire des représentations du monde, et des productions de l’esprit les plus élaborées. Mais la délimitation logique d’un domaine ayant son existence et son identité propres et présentant l’intérêt de reconstituer le métabolisme de circulation des phénomènes de représentations dans une société donnée, depuis les systèmes de pensée les plus élaborés jusqu’aux sensibilités les plus frustes a fini par s’imposer.

Comment les hommes représentent et se représentent le monde qui les entoure et qu’ils forgent ? Pour le saisir, il faut s’atteler autant aux formes de culture qu’aux vecteurs de culture. De ce fait, l’histoire culturelle se prolonge aussi dans la direction d’une histoire des dynamiques de réception des pratiques culturelles.

Tout ceci étant clarifié, ce volume favorise la confrontation à toutes ces thématiques. Mais il facilite aussi une analyse de l’évolution des propos des historiens entre 2000 et 2010. La relecture ici proposée des conférences prononcées lors des premiers congrès de l’ADHC place le lecteur devant une série de variations tout à fait probantes. Non seulement les historiens de l’histoire culturelle se sont établis, mais ils ont dépassés la nécessité de faire des effets et sont devenus plus efficaces dans l’ordre des savoirs.

C’est une contribution de Régis Debray qui ouvre les travaux concrets. L’auteur y brosse une réflexion différentielle : en quoi la médiologie, dont il a soutenu longtemps la présence publique par une revue et des colloques, et dont l’objet est de dégager les constantes de la modernité démocratique à partir des médiations techniques et organisationnelles de la culture, diffère-t-elle de l’histoire culturelle ? Réponse : elle en diffère par une visée typologique, par sa définition de la culture, par son objectif. Le lecteur aborde ces réponses par lui-même. D’ailleurs plutôt que de résumer chaque communication (Paul Aron, Alain Corbin, Laurent Martin, Erik Neveu, Michel Pastoureau, Michelle Perrot, ...), mieux vaut sans doute extraire quelques thèmes de cet ensemble articulé par les directeurs de la publication.

De leur côté, en effet, ces directeurs proposent un parcours en quatre temps : Définitions et frontières de l’histoire culturelle, Objets, Regards et transferts, Débats. Chacun de ces chapitres réunit des conférences et articles, et la lecture de l’ouvrage selon ce rythme rend fort bien compte de l’ampleur des réflexions qui mobilisent les chercheurs historiens. Ce sont des réflexions épistémologiques, en premier lieu, bientôt suivies de propos plus restreints sur des objets particuliers (les sens internes, la perception des couleurs, la sensibilité au temps qu’il fait, la lecture des archives de police, l’hypothèse du masculin, la culture coloniale, la mémoire, ...).

De ces opérations de pensée que constituent chaque texte publié ici, le lecteur retiendra d’abord qu’il convient de se méfier des mots, de la variation réelle de leur sens sur des périodes longues, mais aussi de l’idée d’une méthode unique pour approcher un phénomène d’histoire culturelle. Le seul lien, d’ailleurs, reconnu par la majorité de ces articles est le refus du positivisme, du scientisme et du marxisme rigide qui sévissaient encore en France dans les années 1960.

Cela étant, ce parcours peut être doublé par un autre, qui s’intéresserait moins à chaque article qu’à ce qui se répète d’un article à l’autre ou à ce qui fait consensus ou dissensus entre les différents historiens qui participent à ces élaborations. Ce sont alors des thèmes qui viennent en avant. D’abord, le thème de recherches minutieuses et constantes à conduire pour produire une recherche de ce type. Ensuite, le thème de la délimitation des frontières à partir de laquelle il est possible de considérer que telle production humaine est « culture » et relève donc de ce type d’histoire. Puis, le thème de la méfiance à exercer à l’égard de soi-même au cours des recherches, puisque nous vivons tous sous l’influence des médias qui orchestrent et imposent des manières de voir le monde, mais aussi de le parler. Enfin, si ce courant de l’histoire ne se veut ni une école ni une branche du savoir, le thème d’une interdisciplinarité nécessaire, puisque l’histoire culturelle n’appartient finalement en propre ni aux historiens, ni aux sociologues, ni aux anthropologues, mais à tous.

Le lecteur peut d’ailleurs pratiquer une troisième manière d’entrer dans ce volume conséquent. Elle consiste à repérer d’article en article les inquiétudes des historiens du temps présent. Si elles sont diverses, c’est le résultat à la fois de la diversité des territoires de l’histoire culturelle et de la zone d’échange avec la société que ces historiens arrivent à promouvoir. Ainsi, le même lecteur peut se demander quels sont les objets culturels qui n’ont pas encore fait l’objet de recherches, lesquels pourtant le mériteraient sans doute. Le dernier auteur de ce recueil propose d’ailleurs que des historiens s’intéressent aussi aux soubassements politiques et idéologiques de l’histoire culturelle, comme à sa portée, en termes académiques, institutionnels et sociaux. Une incitation en quelque sorte à prolonger ce volume. Dans dix nouvelles années ?