L’application Condition One propose des films documentaires immersifs et interactifs dont un fut tourné pendant la guerre de Libye. Bouleversant notre conception de l’image et de l’information elle peut être interprétée comme un signal faible révélant les mutations propres à notre temps et ouvre sur de grands questionnements contemporains tels que la place de l’auteur, la question du récit, notre place dans le monde et notre rapport à la connaissance.

Au XXe siècle, on a regardé la guerre à travers des fenêtres rectangulaires et immobiles. Des actualités cinématographiques projetées sur les toiles des cinémas de quartier à la retransmission live du spectacle des combats en passant par le photoreportage, l’image, animée ou fixe, avait un cadre, des contours fixe. Au cadre de l’image correspondait le cadre mental du photographe, du cameraman influencé par l’iconographie classique, ses règles d’or, ses perspectives, ses références picturales. Pour le chercheur d’image, il s’agissait d’aller de par le monde et d’isoler dans son cours irrégulier une situation singulière dont il pourra tirer  par la grâce de l’angle et du cadre une image porteuse de sens.

Cet âge-là est celui, moderne, de la perspective. Le chercheur d’image est alors faiseur d’image. Dans la ligné des peintres classiques, son point de vue est organisateur. C’est lui qui décide de ce qui doit s’aligner, linéairement avec son œil et avec son objectif. Il se trouve en effet que l’âge de la perspective est aussi celui de l’auteur ce qui implique un rapport problématique au réel. Dans le cas extrême qui nous occupe ici, les images nous renseignent sur la guerre mais aussi sur le regard que le photographe porte sur elle. Porteuses de sens car ayant partie lié à un imaginaire commun qui permet de faire tendre une situation particulière vers l’universel, elles sont aussi propices au développement d’un récit prompt à s’éloigner de la réalité décrite.

De la perspective à l'immersion

Partant, le hiatus qui sépare l’image du réel peut être investi par des récits plus vastes, ceux qui servent les idéologies et l’Etat. L’image cadre appartient ainsi à la généalogie de la modernité, au même titre que la propagande, que l’auteur, que la perspective et que l’Etat. Or, quittant progressivement l’ère de la perspective, ils semblent que nous soyions entrés dans l’ère de l’immersion. Dans notre rapport au savoir, aux autres et au monde, la verticalité et la linéarité reculent. Les barrières disciplinaires tombent, l’auteur est contesté, le lien hypertexte en tissant des correspondances inattendues entre les sujets redonne à son caractère à la fois labyrinthique et unifié une connaissance que la modernité a voulu baliser, analyser, haussmaniser.

C’est avec cet ensemble de mutations convergentes qu’il faut comprendre l’évolution des images.  Les images que nous produisons doivent maintenant déborder du cadre. Le jeu-vidéo, la photographie panoramique nous permettent de naviguer dans l’image comme nous naviguons sur Internet. Le cadre est contesté dans le même mouvement que l’auteur. Nous ne pouvons plus regarder le monde en surplomb, de l’extérieur ni prétendre à l’objectivité. Ce changement qui se joue sur l’échelle de la civilisation se révèle dans une constellation de « signaux faibles » émis chaque jour dans tous les champs de l’expérience humaine.

La guerre comme si vous y étiez

Isolés, ils ne valent rien. Insérés dans le contexte de notre temps, ils prennent tout leur sens. Condition One en est un exemple frappant. L'application propose gratuitement au téléchargement trois films dont un, tourné pendant la guerre de Libye par le très grand reporter de guerre Patrick Chauvel. Or ce film, n’est pas un film. Il ne s’agit pas d’une succession d’images fixes donnant l’illusion du mouvement dans les bornes d’un cadre rigide. Prises à l’aide du camera à objectif fisheye, les images de Condition One, le sont selon un angle à 180°, en demi sphère.

Le cadre n’est plus fixe. Il s’agit d’une fenêtre mobile sur une image qui n’est plus plate mais courbe, semblable en fait à celle que nous nous faisons naturellement du monde, par la seule médiation de l’œil. La mobilité du cadre est contrôlée par le spectateur en tournant la tablette ou en utilisant son écran tactile pour orienter la focalisation. Il s’agit donc d’un film immersif abolissant le cadre et la perspective et dans une certaine mesure, le regard propre à l’auteur. Son rôle tendrait à se limiter au fait d’être sur place, de recueillir des images qu’il ne lui revient plus de mettre en scène. Le contenu que l’informant livre à l’informé n’est plus hiérarchisé, monté, divisé de la même manière. On lui fournit un espace de possibles dans lequel il doit s’orienter lui-même en suivant ses propres impulsions. Cette logique permise par des procédés techniques spécifiques à l’image se retrouve dans d’autres formes nouvelles de journalisme comme le webdocumentaire.

De nouveaux rapports entre le journaliste et son destinataire

Cette forme récente invite le « spectateur » (qui n’en est d’ailleurs plus un) à s’orienter lui-même dans un ensemble de contenus aux formats variés (images, fichiers sonores, vidéos, textes, cartes, etc.) liés entre eux sur le plan horizontal, de manière multiple et rhizomatique et non plus organisés de manière linéaire et verticale selon un système thématique ou chapitré. Horizontale est également la relation qui s’établit dès lors entre le « journaliste » et le « lecteur ». Le premier n’impose plus au second un récit mais l’invite à créer lui-même du sens à partir de fragments de réel.

Cette horizontalisation peut, poussée à l’extrême, tendre vers une identification virtuelle avec des webdocumentaires qui reprennent les structures du jeu vidéo de rôle. C’est notamment le cas d’un webdocumentaire de référence, Prison Valley, qui incite littéralement le « spectateur » à jouer au journaliste. Dans ce même ordre d’idées, on trouve aussi une convergence du journalisme avec le serious gaming qui s’exprime de manière radicale dans le newsgame.