Cette nouvelle traduction entreprise par Augustin Berque de Fudô (1935), de Watsuji Tetsuro, dévoile tout un pan philosophique et théorique à l’origine de sa pensée.

 
 
 
 

On doit à Augustin Berque, géographe et orientaliste (sinologue et “nippologue”, pour employer l’expression de Bernard Stevens), un travail important qui contribue à enrichir les connaissances sur les thématiques du milieu, du lieu et du paysage. Sa façon de les aborder dévoile un champ théorique duquel découlent les notions de médiance, d’écoumène, d’authenticité, etc., que les géographes connaissent bien. Cette richesse conceptuelle tient notamment au fait qu’elle reflète sa démarche d’enrichir la compréhension de ces éléments dans une lecture transversale, mettant à l’épreuve le savoir occidental par celui oriental. Une partie de son activité de recherche s’appuie sur son appropriation des travaux des intellectuels japonais et plus généralement d’une philosophie qui renouvelle une manière d’appréhender les rapports des êtres humains à leurs milieux. Il s’agit, pour employer ses termes, de la question écouménale. Ainsi, sa fréquentation du Japon fait que Berque a pu extirper une vision exprimant un rapport au monde propre au contexte japonais et redéfinir à sa lumière cette nécessaire question de l’interrelation humanité/milieux, ou, du moins, il se fait le porte-parole de cette idée dans les contrées occidentales. L’objectif est le suivant. Dans la forme actuelle de la globalisation des cultures, il est commun de dire que les peuples et sociétés des différentes régions du monde articulent un mode fermé/ouvert, à la fois en quête d’«authenticité» et entretenant des relations interdépendantes aux autres desquelles ils puisent ou transfèrent des savoirs et des savoir-faire. Dans ce contexte, le champ est libre pour toutes pensées de chambouler fondamentalement, c’est-à-dire dans leur fond et leur fondement, les conceptions du monde des peuples qui le composent. Révéler dès lors cette “nipponité” de la part de Berque met à jour l’idée de “subjectité” ― “le fait d’être sujet souverain de soi-même” (p. 22), nous y reviendrons ― des territoires. C’est là la contribution (politique je dirais) de Berque, introduire dans la culture moderne de l’Occident des bribes de réflexions alternatives sur la manière dont une tradition culturelle spécifique produit du sens et vit ses rapports au milieu, soit à l’espace, au lieu et au territoire. Il s’agît d’autant d’interjections sur la modernité occidentale et les façons dont nous vivons, c’est-à-dire produisons, traversons et interprétons nos rapports au monde via l’interrelation médiale que nous en faisons.

Cette (longue) introduction nous amène directement au coeur du sujet. Question écouménale ? Interrelation médiale ? Cet ensemble terminologique sous-tend une origine. On la trouve pour une grande part chez Watsuji Tetsurô (Wastusji est le nom de famille). Ainsi, après avoir référé à Watsuji et discuté de sa thèse dans divers articles et ouvrages, faisant connaître le philosophe aux lecteurs francophones il y a déjà quelques décennies, Berque met enfin à disposition la matière première dans une nouvelle traduction de son ouvrage : Fudô (le complément au titre dans cette traduction est le milieu humain). 

Notes sur Fudô et clefs de lecture, par Berque

La thèse de Fudô est composé de cinq chapitres : un premier théorique et quatre autres analytiques (1. Théorie fondamentale du milieu ; 2. Trois types de milieux ; 3. Les aspects particuliers du milieu de mousson ; 4. Le caractère médial de l’art ; 5. Histoire de la mésologie). L’ouvrage s’ouvre sur une préface écrite par Berque et se clôt par une postface d’Inoue Mitsusada ajoutée en 1979. Dans la préface, Watsuji y est présenté et le contexte historique dans lequel l’ouvrage a été préparé, écrit, produit et réceptionné décrit. Mais celle-ci est surtout importante pour comprendre toutes la profondeur et les subtilités du message à venir.

Une première traduction avait été effectué il y a quelques décennies, mais elle pêchait par son manque de rigueur intellectuelle quant au fait de transcrire avec le plus de fidélité possible la pensée de son auteur. Autant dire d’emblée que cette traduction effectuée par Berque prend corps par un jeu d’analogies formelles ou de ressemblances sémantiques, pour employer les termes de Foucault, que lui-même a construit au fil de son œuvre ; ainsi le lexique berquien la structure. Ce qui est bienvenu car ce dernier a été notamment constitué à partir des réflexions de ce travail de Watsuji. Par exemple, les termes de médiance ou de mésologie sont utilisés pour exprimer ce qu’ils signifient réellement, non sans une explication préalable sur leur sens de la part du traducteur. Il en est de même bien évidemment pour la notion de milieu, qui traduit avec une plus grande fidélité le concept phare de l’ouvrage, Fudô.

Watsuji, formé à la philosophie allemande en privilégiant une posture existentialiste, entame en 1927 un long voyage vers l’Allemagne afin d’en parfaire sa connaissance. Cette même année paraît Être et temps de Heidegger qu’il étudiera et dont on retrouve les traces de cette étude dans Fudô. Ce voyage l’a mené à visiter la Chine, l’Inde, l’Arabie, la Grèce, l’Italie et comme le présente Berque, “[c]’est de cette rencontre avec d’autres façons d’être humain, puis avec la pensée de Heidegger, que naîtra l’idée directrice de Fudô : l’existence n’est pas seulement structurée par le temps, elle l’est tout autant par l’espace. Elle n’est pas seulement chargée d’une histoire, elle l’est aussi d’un milieu” (p. 12-13). C’est au cours de ce voyage que Watsuji en vient à constater le phénomène suivant : “Le milieu, c’est ce qui incarne l’histoire, et en dehors de cette concrète incarnation, l’être n’est qu’une abstraction” (p. 13). Il réunit à son retour ses observations et ses notes de voyage dans cet ouvrage qu’il publie la première fois en 1935. Il connaît un succès immédiat qui repose sur deux malentendus, prévient Berque. La comparaison qui découle de la description des milieux visités par Watsuji servirait à faire du Japon un référent identitaire légitime et hautement significatif supérieur aux autres nations à travers l’image nationaliste de la culture nippone : “Fudô y contribuait en montrant que cette originalité s’enracine dans la nature elle-même” (p. 13). Le deuxième malentendu provient directement de la thèse originale, où ce que Watsuji définit par milieu ne traduirait qu’une forme de déterminisme environnemental : le climat (terme employé par les traducteurs en langue française précédents, mais que l’on retrouve également dans celles allemande, anglaise, espagnole, etc.) déterminerait la culture dans un simple rapport de cause à effet. Cette compréhension ―  emprunte d’une lecture nationaliste au Japon et en grande partie dues aux traductions hasardeuses à l’étranger ― montre l’ignorance avec laquelle a été lu puis instrumentalisé la pensée watsujienne, alors que lui-même prévient le lecteur sur ces deux aspects. C’est que la thèse principale de Fudô est d’ordre ontologique et dépasse donc ces  “problèmes” contextuels. Elle appelle préalablement à une lecture de Être et temps, comme le prévient Watsuji dès le départ, pour en appréhender le sens. Elle sous-tend également une connaissance de la géographie comme discipline et de la question largement abordée et débattue en son sein du déterminisme pour se rendre compte du caractère positiviste qui lui est associée ; à l’inverse, de ce fait, de l’ontologie que propose Watsuji. 

Dès lors, qu’est-ce qu’exprime concrètement Fudô, le milieu ? Il s’agît pour Watsuji, dans l’utilisation de son dérivé fudôsei (au même titre que le terme médiance développé par Berque à partir de ce dernier), du “moment structurel de l’existence humaine” (p. 35). Comme le définit sommairement Berque : “Ce moment structurel fait le sens des milieux humains, le mot sens étant ici entendu dans sa triple acception de : 1. orientation matérielle dans l’espace et dans le temps ; 2. sensation et perception charnelles ; 3. signification pour l’esprit” (p. 21). Or, avant de décliner plus précisément cet élément de définition purement théorique, Berque s’attarde à montrer auparavant les incohérences de Fudô, où l’ambition théorique de la part de Watsuji se trouve être minée par sa subjectivité. D’hypothèses sur les milieux qu’il rend compte, il en tire des assertions car ramenées à la lumière du milieu nippon. Ce qui contribue à l’impression de déterminisme dans la plupart des chapitres portant sur l’analyse. Ainsi, pour Berque, l’héritage que Fudô laisse, une fois rendu compte des erreurs que Watsuji a pu commettre, mais aussi des avancées de la géographie, se résume à son apport théorique capable selon ce premier d’un véritable « dépassement de la modernité” (p. 24). 

À la lecture de Fudô, il est donc question de la médiance en tant que moment structurel de l’existence humaine. Berque détaille un peu plus ce qu’a voulu dire Watsuji, sachant que ce phénomène découle grandement de la pensée heideggerienne. “Moment structurel” signifie en quelque sorte un rapport bi-unitaire de l’être humain (pour reprendre le mot de Sloterdijk) mis au jour dans un contexte où le milieu incarne l’histoire. C’est-à-dire que du corps animal est “apparu” le corps social, ce qui permet d’aborder l’idée de corps médial duquel la pertinence ontologique tient au fait que l’être humain n’est pas une abstraction, loin de là, mais bel et bien en lien avec le milieu qu’il incarne et qu’il façonne de sa présence : “Plutôt que de corps “social”, je parle de corps médial, celui-ci n’étant pas seulement techno-symbolique, mais également constitué des écosystèmes de l’environnement, lesquels sont investis par la technique et le symbole : la première les anthropise, tandis que le second les humanise. Éco-techno-symbolique, notre milieu est donc proprement un milieu humain” (p. 27). Parler de dépassement de la modernité tient au fait que le rapport entre les deux corps n’est nullement annihilateur car même lorsque vient la mort du corps animal survit sa subjectivité, sa “part extra-individuelle” (p. 27), dans le corps social. À l’inverse, “[l]a modernité [...], en opposant le sujet à l’objet, aboutit à une aporie s’agissant du rapport humain à la nature : comment un même être peut-il être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de celle-ci ?” (p. 28). Au point que Watsuji conceptualise l’idée d’“être-vers-la-vie” comme contrepoint à l’“être-vers-la-mort” d’Heidegger (le Dasein ne peut être au dehors de soi et n’avoir que pour seule finalité la mort). Ce qui traduit pour Berque un potentiel éthique qui trouve un écho positif aujourd’hui avec la crise écologique et le contexte de mondialisation. Car si l’environnement se trouve être objectivement construit de façon réductible, “[l]a figure de l’humain qu’introduit Watsuji nous permet, en revanche, d’envisager rationnellement une subjectité (shutaisei) des territoires ― et partant, leur valeur éthique ―, cela dans la mesure où c’est notre existence même qui s’y trouve structurellement concernée” (p. 28-29).

C’est avec l’ensemble de ces précautions que le lecteur peut appréhender le texte de Watsuji. Ce dernier se révèle être très dense quant à sa portée philosophique en faveur d’un existentialisme qui se trouve complété, là se joue l’originalité, par des dimensions géographique (climatique), artistique, émotive, religieux (mais aussi animiste et cosmologique) partout différentes dans chacun des milieux traversés (Inde, Arabie et Égypte, Méditerranée et Grèce et Italie, Europe du centre et de l’ouest, Chine, Japon). Ces milieux ordonnent des types de milieux qui se traduisent par des ensembles climatologiques (Mousson, Désert, Prairie) où de grandes tendances peuvent être regroupées. Au final, se découvrir au sein de ce milieu, soit l’acte de proprioception” (p. 53) de la part d’un individu, constitue le défi existentialiste à la fois le plus élémentaire et le plus grand. Plus concrètement, et en lien avec le fait que le corps animal est aussi le corps social, tout cela s’incarne dans la “façon dont se forment les communautés” (p. 53), les façons de construire les langues, les maisons, les dieux... Au moment où l’humain “se découvre soi-même, il se tient déjà sous une spécification médiale” (p. 58). Jusqu’à un certain point, le milieu, grâce à une saisie ontique, c’est-à-dire “la compréhension directe des phénomènes historico-médiaux” (p.58), éclaire simultanément l’ordre de l’essence et de l’existence humaines.

En somme, l’impression laissée par la lecture de cet ouvrage, au-delà de la réflexion développée par Watsuji qui s’avère être d’une très grande richesse intellectuelle et d’un intérêt historique certain, dégage  plutôt l’idée d’une plus grande compréhension de ce qui constitue le fond philosophique et théorique de la pensée de Berque