Sylvain Gougenheim renouvelle, dans ce livre remarquable, l'étude de l'Ordre teutonique jusque là peu abordée par les médiévistes français.
La naissance
Dans une première partie, l'auteur présente la naissance de l'Ordre ainsi que ses structures. En 1189-1190, des marchands de Brême et Lübeck créent un petit hôpital à Acre pour y soigner les croisés allemands. En peu de temps, l'Ordre se développe et commence à exercer des fonctions militaires. Il se dote d'une règle et d'emblèmes, comme le manteau blanc à croix, emprunté aux Templiers, ce qui provoque d'importantes protestations de leur part. Hermann de Salza, quatrième grand maître de l'Ordre (1209-1239), joue un rôle central dans le développement de la confrérie ; par ses relations personnelles avec Frédéric II, mais également avec la Curie romaine, il obtient des privilèges importants, qui permettent entre autre à l'Ordre de recevoir des terres d'Empire par la noblesse germanique. Les possessions de l'Ordre s'accroissent rapidement sous son magistère, en Terre Sainte, mais également dans le royaume de Sicile, dans l'Empire et ailleurs en Europe. Parallèlement, son organisation interne se précise. Les Teutoniques vivent selon une règle stricte, forgée au fil du temps, qui prescrit la chasteté, l'abandon de tout bien personnel, l'obéissance. Cette discipline n'est pas toujours respectée et des tentatives sont faites à plusieurs reprises pour rétablir l'obéissance aux règles. Mais l'Ordre est composé de combattants et la discipline monastique doit composer avec les nécessités des combats. Cette tension entre contraintes militaires et prescriptions religieuses est une constante dans l'histoire de l'Ordre. Les Teutoniques développent également une spiritualité toute particulière, centrée sur la dévotion à Marie. L'idéologie de la Croisade est également très présente: les Teutoniques se battent pour la défense des lieux saints, seule guerre juste. Ils se représentent comme les nouveaux Macchabées, car ils se battent contre les gentils .
L'expansion
La seconde partie de l'ouvrage est consacrée à la conquête de la Prusse, commencée dans les années 1230. Cette conquête constitue le prolongement des efforts menés depuis le haut Moyen Âge pour l'intégration des populations païennes dans la Chrétienté latine, ainsi qu'un épisode parmi d'autres du vaste processus de l'expansion allemande en Europe centrale, le "Drang nach Osten". L'arrivée des Teutoniques dans la région intervient suite à l'appel du duc Conrad de Mazovie, prince polonais qui souhaite sécuriser sa frontière septentrionale. Il leur confie à ce titre la terre du Culmerland, sur la Vistule, base des Teutoniques pour les opérations futures. Les Teutoniques sont soutenus dans l'entreprise par le pouvoir impérial et par la Curie. La papauté préfère en effet s'appuyer sur les Teutoniques que sur les princes locaux, pour la conversion de ces populations, car elle a les moyens de définir les cadres juridiques de la conquête, en tant que puissance tutélaire de l'Ordre. En 1234, le pape Grégoire IX assure aux Teutoniques une complète autonomie en Prusse et de nombreux privilèges. La bulle de Rimini, octroyée par Frédéric II à une date encore débattue, leur accorde les privilèges régaliens en Prusse. Ces deux textes importants fondent l'originalité de la Prusse dans le paysage politique médiéval : un État dirigé par un ordre militaire. La conquête elle-même dure plusieurs années. Cette guerre implique la construction de nombreuses fortifications, qui sont des centres du pouvoir autant que des bases pour les expéditions ultérieures. La conquête se traduit par l'intégration des populations soumises dans de nouveaux cadres, religieux (paroisses) et administratif (commanderies).
Le prototype de l'Etat moderne ?
Dans la troisième partie de l'ouvrage, l'auteur analyse le pouvoir seigneurial et princier des Teutoniques. La mise en place de cet État se traduit par des conflits avec un certain nombre de rivaux. L'épiscopat prussien, par exemple, voit ses prérogatives rapidement diminuées au profit des Teutoniques, bien qu'il reçoive une part considérable des terres conquises. Les autres ordres militaires mineurs agissant dans la région, comme les Portes-Glaives, sont intégrés à l'Ordre. Avec le temps, la Prusse devient l'enjeu principal pour les Teutoniques. Cela explique le transfert des instances dirigeantes de l'Ordre à Marienbourg en 1313, quelques années seulement après la chute d'Acre. Il s'agit là d'un tournant important. À partir de ce moment, l'Ordre se concentre plus clairement sur son rôle de prince territorial. On note ainsi une tendance à la personnalisation du pouvoir, au détriment de la dimension collégiale de l'Ordre. La maîtrise du territoire se développe, par la multiplication des commanderies et bailliages, de même que le contrôle de l'économie. Surtout, les Teutoniques sont au centre de l'importante colonisation de ces régions. Des milliers de villages sont construits, des domaines sont concédés à des nobles. Les colons, essentiellement en provenance des États allemands, obtiennent des conditions favorables à leur installation. L'État prussien est donc très dynamique et met en œuvre des méthodes de gouvernement très efficaces. Cependant, il faut, d'après l'auteur, en nuancer la "modernité". Si l'historiographie allemande voyait dans cette construction le prototype de l'État moderne, la structure monastique de l'Ordre pose certaines difficultés, car elle limite de façon importante l'intégration des Teutoniques dans la société prussienne.
Guerre ou paix ?
La quatrième partie concerne les relations diplomatiques de l'Ordre avec les puissances voisines. Les Teutoniques entretiennent le plus souvent des relations pacifiques avec la Hanse ou les principautés scandinaves. Ils ont des relations plus complexes avec les Polonais. Ils mènent des guerres fréquentes, contre des ennemis païens, mais également contre des princes chrétiens, ce qui est plus difficile à justifier pour l'Ordre. Après la conquête de la Prusse, la Lituanie païenne devient l'ennemi principal. Les Lituaniens menacent directement les possessions de l'Ordre. Surtout, ils constituent en quelque sorte l'ennemi naturel d'un Ordre dont la légitimité repose sur l'idéologie de la croisade et sur le combat contre les païens. La conversion du souverain lituanien, Jagellon, en 1386, ainsi que son union avec l'héritière de la couronne polonaise pose donc un problème important. L'union avec la Pologne place les Teutoniques dans une position stratégiquement inconfortable. Ils tentent de légitimer la poursuite de leur lutte, mais rien n'y fait. Le pouvoir impérial, ainsi que la papauté, soutiennent ce nouveau pouvoir chrétien. Lors de la célèbre bataille de Tannenberg, en 1410, les Teutoniques sont relativement isolés. Des centaines de chevaliers périssent alors, ainsi que le grand maître Ulrich de Jungingen, et l'évènement est perçu comme un désastre. Bien qu'il faille relativiser son importance politique, cette bataille marque le début du déclin des Teutoniques.
Cependant, ce sont surtout des difficultés internes qui précipitent la fin de leur pouvoir. Au cours du XVe siècle, les villes de l'État teutonique affichent des revendications d'autonomie toujours plus importantes. Par ailleurs, les chevaliers de l'Ordre sont perçus comme étrangers à la Prusse. Ils sont astreints à la chasteté et ne peuvent donc fonder des relations familiales avec la noblesse prussienne. Inversement, les élites locales ne peuvent accéder aux postes de pouvoir, réservés à ces chevaliers étrangers. Les Teutoniques sont donc confrontés à une opposition croissante, alors même qu'apparaît pour la première fois en Prusse un sentiment national qui tend à gommer les distinctions entre Allemands, Polonais et Prutènes. Après quelques années de conflit larvé, les villes et la noblesse font sécession lors de la Guerre de Treize Ans (1454-1466), en s'alliant au pouvoir polonais, ce qui aboutit à la défaite des Teutoniques. La Prusse occidentale est intégrée à la Pologne, alors que la Prusse orientale est laissée au grand maître des Teutoniques, qui devient vassal du roi de Pologne. Seule la Livonie demeure indépendante avant de tomber sous la domination d'Ivan le Terrible, au XVIe siècle. L'Ordre ne disparaît pas, mais il est alors plus étroitement intégré aux structures de l'Empire germanique.
Un sujet sensible
Si l'on considère l'importance des réalisations des Teutoniques, on comprend aisément que l'Ordre a été au centre de débats idéologiques et historiographiques très acerbes. Sanguinaire et violent pour les uns, civilisateur pour les autres, il a servi une relecture du passé qui est indissociable de l'histoire complexe de l'Europe centrale. Les Polonais de l'époque moderne dénonçaient sa violence et l'illégitimité de leurs conquêtes. Au contraire, dans l'Allemagne du XIXe siècle, la Prusse a les contours d'une image romantique, une terre de héros, modèle idéal de l'Allemagne moderne. Dans le prolongement de l'idée nationale, les Teutoniques deviennent le rempart germanique contre les hordes slaves. Certains idéologues national-socialistes, comme Alfred Rosenberg, s'emparèrent également du mythe des Teutoniques. Un des intérêts majeurs de cet ouvrage est sans doute de proposer une étude française sur un domaine qui fut longtemps un terrain d'affrontement de l'historiographie allemande et polonaise. Il nous introduit dans la complexité du dossier documentaire, en discutant les différents points qui font débat. Prenant ses distances avec la vision noire des Chevaliers, ainsi qu'avec une représentation presque mythique, Sylvain Gouguenheim décrypte le complexe jeu d'influences avec lesquels l'Ordre devait compter, ainsi que l'imbrication des enjeux politiques de l'époque, tout en soulignant les contradictions de cette construction médiévale originale.
Certes, quelques points sont contestables. On doit par exemple sans doute nuancer le jugement de l'auteur, lorsqu'il évoque, concernant les Prutènes, "des moeurs rudes et grossières, un total manque de culture", image qui reflète probablement les préjugés culturels fréquents dans les sources. Ces mœurs brutales expliqueraient l'échec des tentatives de mission. Ces difficultés ne s'expliqueraient-elles pas plutôt par un refus des païens pour une conversion qui implique également, en général, une domination politique nouvelle ? C'est un phénomène qu'on observe, par exemple, dans le contexte des missions carolingiennes. On peut également regretter l'absence d'un développement plus complet sur les liens entre l'Ordre et la noblesse allemande. On comprend mal comment l'entrée dans les ordres s'articule avec les stratégies familiales et patrimoniales, surtout dans la branche allemande de l'Ordre, qui recrute dans la petite noblesse locale. Ce sont là des remarques de détail. La matière est immense et ne pouvait être traitée dans son ensemble. L'auteur lance d'ailleurs plusieurs pistes de recherche intéressantes, par exemple sur la compréhension de l'exercice du pouvoir en Prusse. C'est un mérite d'avoir pu restituer l'essentiel des problèmes sociaux, économiques, politiques et religieux auxquels cet Ordre si original a été confronté, tout en proposant nombre d'interprétations, qui, indubitablement, viennent enrichir autant notre connaissance de l'Europe centrale que l'historiographie complexe de l'Ordre teutonique.
--
crédit photo : Hovic / flickr