Dans une brillante étude littéraire en forme d’enquête, Quentin Meillassoux dévoile les secrets du texte qui a provoqué une rupture dans la poésie moderne : le “Coup de dés” de Mallarmé.

“Professeur de morale” : c’est ainsi qu’en 1943, dans Les Lettres françaises (n° 9), Michel Leiris définissait, mi-dévoué mi-ironique, le poète du Coup de dés. Mallarmé avait su, comme d’ailleurs Leiris lui-même, “se créer un langage parfaitement adéquat à son objet, un langage qui vise moins à décrire ou à raconter qu’à déclencher certains mouvements de l’esprit. Il est bien significatif qu’en cette époque d’éhonté galvaudage – continue Leiris – où pullulent plus que jamais les plumitifs vendus, où tant de nos grands hommes […] sont regardés comme tout juste bons à être les enseignes de l’État casino quand il met en œuvre l’expédient de la loterie nationale – il est, certes, dans l’ordre de cette période de démoralisation que les représentants de la jeunesse en viennent à reprocher à un poète d’avoir été trop ‘pur’ et de n’avoir consenti, sa vie durant, aucune concession au désir de succès non plus qu’au besoin d’argent”. On retrouve cette citation (abrégée) dans l’ouvrage Conditions d’Alain Badiou, directeur, avec Barbara Cassin, de la collection qui a accueilli le brillant essai du normalien Quentin Meillassoux (né 1967, métaphysicien et auteur d’Après la finitude), Le Nombre et la Sirène. Un déchiffrage du Coup de dés de Mallarmé.

Alain Badiou a, en quelque sorte, une vraie obsession pour ce poète qu’il considère comme le fondateur d’une poésie spéculative, anti-esthétique, d’une poésie qui serait une véritable logique. La thèse de Meillassoux va même plus loin dans cette idée d’essentialisation et de neutralisation du poème : selon l’auteur, le Coup de dés cacherait un nombre secret, une contrainte non dite qui resterait implicite à la lettre, qui serait un pendant du vers libre, qui serait une réminiscence de l’alexandrin classique. Bref, un nombre qui serait l’emblème immanent de la présence du sacré dans le texte, un sacré poétique que Mallarmé aurait forgé dans la conscience de l’inexistence de Dieu et de la nécessité, de la part des hommes, d’un lien sacrificiel. Cet aspect performatif et liturgique du poème mallarméen, issu lui aussi de Badiou, représente la contribution la plus intéressante de l’ouvrage. En revanche, beaucoup moins convaincante est cette comptabilité pré-oulipienne, cette réduction du chant à une “poésie visuelle”, à une “poésie mentale” dont la clé serait le chiffre 707 que Mallarmé aurait lancé au lecteur (extrême sacrifice) avec ses vers cryptés.

L’essai est écrit par une plume ravissante, avec beaucoup de précision et de génie : l’auteur possède le Mallarmé de Lyotard et Deleuze, comme celui de Rancière, ainsi que l’histoire généalogique du poème, dans laquelle il décèle la clé cryptée. Il faut souligner une lecture si intelligente sans toutefois s’en contenter : il n’y a pas de solution à la complexité de Mallarmé et s’il reste vivant, c’est moins pour l’ontologie qu’il poursuivait que pour l’impureté de ses vers, par la “chute” (pour citer Antoine Compagnon) qu’il réalisa dans sa poésie. C’est agréable d’observer que, malgré la virtuosité de cet ouvrage, le Coup de dés garde, comme les presbytères, tout son charme et son mystère. Leiris, d’ailleurs, reprenant Scherer, rappelait la nécessité, pour la communauté des lecteurs, de se recueillir autour des pages de Mallarmé et, ensemble, de parvenir à leur décryptage : “Comme pour le Livre, la collaboration de la foule, sous une forme que Mallarmé n’a pas précisée, est indispensable.”