D’abord les faits. L’événement était annoncé, chacun sait maintenant qu’il s’est vérifié : les socialistes espagnols ont mangé la poussière lors des élections législatives anticipées du 20 novembre 2011.

Or, contrairement à ce qui a pu être dit ou écrit dans certains médias, l’abstention n’a pas atteint « un record ». La participation électorale s’est en effet élevée à 71,7%, soit deux points de moins qu’en 2008 mais trois points de plus qu’en 2000. Alors à qui a profité l’impressionnant recul du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) qui a perdu plus de 4,3 millions de voix par rapport au précédent scrutin ? D’une part, au Parti Populaire qui est ainsi arrivé nettement en tête de celui de 2011. Grâce à un gain légèrement inférieur à 700 000 voix, le parti de droite conservatrice a en effet devancé de 16 points son concurrent socialiste (44,6% contre 28,7%), alors qu’il accusait encore 4 points de retard il y a trois ans. D’autre part, l’effondrement du PSOE a nourri la progression importante de nombreux autres partis minoritaires ou régionaux de la scène politique espagnole : ce fut notamment le cas pour Izquierda Unida (sorte de « Front de gauche » espagnol passant de 3,8 à 6,9%), le parti centriste UPyD ou la gauche indépendantiste basque. La conséquence immédiate de ces résultats reste en tout cas les coudées franches accordées à la droite, qui s’est engagée au respect aveugle des « grands équilibres », quoi qu’il en coûte à une population déjà durement éprouvée par le chômage de masse et les expulsions immobilières.

Maintenant les leçons. Une première erreur peut être commise qui consisterait à moquer, voire rejeter les avancées permises par Zapatero dans le domaine dit « sociétal » en les présentant comme le cache-sexe d’une absence de volonté ou de capacité réformatrice dans le domaine socio-économique. Il est pourtant à l’honneur de Zapatero d’avoir défendu la mémoire des victimes de la guerre civile et du régime franquiste, ainsi que d’avoir légalisé l’avortement et le mariage homosexuel dans un pays encore marqué par le passé de la dictature et le poids de l’Eglise catholique. On ne voit pas en quoi s’être abstenu de ces mesures, qui ont conforté l’égalité des droits et le primat de la règle républicaine, aurait amélioré le bilan des socialistes face à la crise.

Au-delà du cas espagnol, dénoncer la substitution du libéralisme culturel à la lutte contre le néolibéralisme ne doit pas aboutir à renoncer aux combats en faveur du premier, tant que ces combats ne sombrent pas dans la dislocation de la communauté politique sur des bases identitaires. La logique du socialisme démocratique consiste à étendre ses principes au-delà de la stricte sphère politique, partout où des relations de domination perdurent. Si négliger la question sociale, et plus largement les préoccupations des classes populaires, est une faute impardonnable à gauche, en revenir à un discours économiciste ou purement moral en serait donc une autre. Comme l’a rappelé le sociologue Didier Eribon, le droit des femmes à avorter ou le Pacs sont peut-être compatibles avec le néolibéralisme, mais n’en restent pas moins des avancées qui peuvent l’être tout autant avec un ordre plus juste ! Par ailleurs, il est ensuite permis aux candidats de gauche de faire preuve d’intelligence dans la mise sur agenda de leurs différentes propositions, et dans la façon dont ils les articulent.

Mais il existe un autre type d’erreur selon nous, qui consisterait à ramener la défaite du PSOE à des causes essentiellement domestiques. De fait, on peut légitimement souligner les spécificités du modèle espagnol de croissance qui reposait sur une bulle immobilière et un endettement privé dont la soutenabilité tenait à l’heureuse (?) conjonction entre une inflation relativement forte et les taux d’intérêts relativement faibles permis par l’euro. La pauvreté des investissements dans le secteur industriel, ainsi que les déficiences de la protection sociale de la population peuvent être ajoutées à ce tableau. S’agissant de l’effondrement de ce modèle à la suite de la crise de 2008, on pourra aussi pointer la responsabilité particulière de Zapatero qui a d’abord dénié les difficultés, avant d’engager une relance brouillonne de l’économie, cependant vite abandonnée au profit d’une soumission aux exigences des marchés financiers et des dirigeants européens.

Toutefois, les singularités réelles du cas espagnol ne doivent pas faire oublier les défis communs à la social-démocratie européenne, que l’échec du socialisme ibérique ne fait qu’illustrer. Car premièrement, l’emballement de la spéculation sur la dette publique nationale n’est pas forcément réservé aux pays du Sud de l’Europe. La menace qui plane sur le fameux triple A français est là pour nous le rappeler. La question sérieuse qui se pose est donc celle de la capacité de résistance d’un pays face aux marchés. Zapatero aurait-il pu faire autrement ? Non, répondent la majorité des socialistes qui compatissent comme ils l’ont fait face au sort de Papandréou. La faille de ce discours, qui se veut « réaliste », tient néanmoins à la résignation qu’il véhicule, toute solution progressiste semblant dépendre de l’évolution incertaine du rapport de force dans l’Union européenne (UE). Si les sociaux-démocrates, qui sont d’ailleurs encore loin de devenir majoritaires et surtout unis à l’échelle de l’UE, ne parviennent pas à façonner les politiques de cette dernière à leur main, que leur resterait-il donc pour répondre à leur vocation de défendre l’intérêt général exprimé démocratiquement par la population ? Pas grand-chose, répond-on plus à gauche, en affirmant que oui, il est possible pour un pays de résister (même seul) à la finance de marché. Ce que ce contre-discours gagne en caractère offensif et en esprit de résistance, il le perd néanmoins en crédibilité quant aux coûts réels qu’impliquerait une stratégie de rébellion à l’intérieur de l’UE. Pour les mesurer, encore faudrait-il accepter de se confronter à cette éventualité et d’en débattre, chose apparemment impossible à gauche actuellement.

Deuxièmement, il faut rappeler que bien avant la crise actuelle, le PSOE affichait un profil social-libéral dont Zapatero ne s’est guère départi, et qui ne l’a guère isolé au sein de la social-démocratie européenne ! En 1996, le PSOE a ainsi connu une défaite électorale à laquelle ne furent pas étrangères les politiques pro-marché suivies pendant des années. Comme les autres grands partis sociaux-démocrates, le PSOE a en outre instrumentalisé la promesse de « l’Europe sociale » pour mieux détourner les demandes de politiques sociales et interventionnistes au niveau national. Enfin, le potentiel de démocratisation que comportait la « Nueva Via » (sorte de « Troisième Voie » espagnole) ne s’est malheureusement pas concrétisé dans le domaine économique.

Ces rappels visent à illustrer que l’échec socialiste espagnol ne peut se comprendre que mis en regard avec un échec beaucoup plus large, et qui est celui du projet social-démocrate face au néolibéralisme et à sa crise, comme face à une intégration européenne soit trop approfondie, soit pas assez. On pardonnera la brutalité d’un tel diagnostic, commandée par le format de cette chronique, afin d’en retenir l’avertissement qui le sous-tend : la défaite du PSOE n’est pas une péripétie domestique de notre voisin espagnol, ni même l’illustration de la règle fantasmée selon laquelle « les sortants sortent » en temps de crise ; au contraire, elle doit plutôt être lue et pensée comme un signal d’alarme lancé à la social-démocratie européenne elle-même, et donc à ses représentants lors des futures échéances électorales en Europe