Nous reproduisons ici, avec l'aimable autorisation de Publico.es, l'article de Vincenç Navarro, politologue et économiste, professeur à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone, paru dans la section "Dominio Publico", daté du 24 novembre 2011,  traduit par Maxime Jacquet.
 

Les grandes instances de l’establishment politico-médiatique espagnol n’ont pas pleinement conscience du degré de mécontentent de la majorité de la population à l’égard de la classe politique. L’une des expressions utilisées par le mouvement du 15-M   pour exprimer son désaccord avec les politiques publiques hautement impopulaires votées à la majorité pendant les années de crise aux Cortes de notre pays (et dans plusieurs parlements régionaux), est que lesdits politiques « ne nous représentent pas », leitmotiv qui jouit d’une immense sympathie au sein de la population. Les enquêtes d’opinion montrent que la classe politique est devenue l’un des problèmes majeurs en Espagne.

Cette désaffection des institutions politiques naît, en partie, de la nature peu représentative du Parlement, résultat d’un système électoral peu représentatif lui aussi, fait que les élections du 20-N ont parfaitement illustré.

L’interprétation la plus répandue dans les principaux médias espagnols est que la population a basculé vers la droite, accordant massivement ses faveurs au parti conservateur. Cela permet à ces mêmes médias d’affirmer qu’il existe un vaste soutien aux propositions électorales du PP, lesquelles visent en priorité à raboter largement les dépenses publiques. Pendant sa campagne, Rajoy a annoncé que, mises à part les retraites, aucun autre poste du budget n’échapperait aux réductions des dépenses publiques.

La victoire du PP est donc présentée comme une victoire écrasante, très souvent qualifiée de tsunami. Pour prouver l’existence de ce tsunami, on présente la carte électorale de l’Espagne recouverte de bleu, couleur du PP, à l’exception de la Catalogne et du Pays Basque. Ce tsunami est également présenté comme un mandat pour mener des politiques d’austérité.  D’ailleurs, en Catalogne, la victoire de CiU a aussi été présentée comme une adhésion massive de la part du peuple catalan aux politiques de coupe budgétaire qu’a réalisées ce parti au sein du gouvernement autonome.

Toutes ces interprétations ignorent la faible qualité démocratique du système électoral espagnol. Regardons les chiffres de plus près. Le PP n’a obtenu que 30 % des votes du corps électoral, c’est-à-dire, de tous les espagnols adultes en droit de voter. Cela signifie que 70 % des électeurs n’a pas voté pour le PP. Il est donc faux d’affirmer que le peuple espagnol, qui inclut, en plus des électeurs du PP, les abstentionnistes et les partisans d’autres sensibilités politiques, a donné son aval au PP et à ses politiques d’austérité. La grande majorité du peuple espagnol n’a pas voté pour le PP et n’appuie pas ses politiques.

Si l’on va plus loin dans l’analyse, il ressort que les chiffres ne confirment pas non plus un mouvement général du peuple espagnol vers la droite. 30,27 % des personnes inscrites sur les listes électorales ont voté pour le PP ; c’est seulement 0,96 % (oui, seulement 0,96%) de plus que lors des dernières élections législatives de 2008 (29,31 %). Il est donc difficile de soutenir qu’il y a eu un tsunami en faveur du PP, expression utilisée dans la majorité des médias. Le PP reste un parti qui, dans un système proportionnel qui donnerait le même poids à chaque vote, serait minoritaire. L’augmentation considérable du nombre de ses parlementaires est dû avant tout à l’effondrement du PSOE, dont la part des votes est passée de 32,19 % à 19,49 %, précisément parce qu’il a réalisé les même coupes budgétaires que le PP veut aujourd’hui amplifier. Il est alors incohérent d’avancer qu’il existe un mandat populaire pour mettre en œuvre les politiques d’austérité du PP, alors même que le PSOE a été chassé du pouvoir pour avoir entrepris de telles politiques.

En Catalogne, on assiste avec CiU à la même situation, mais dans des proportions plus accentuées encore. Ce parti n’a obtenu que 18,8 % des votes des catalans inscrits sur les listes électorales, ce qui veut dire que 81,2 % n’ont pas voté pour CiU. En déduire – comme cela a été le cas de la part du président de CiU et de la Generalitat – que le résultat des élections  est la preuve que le peuple catalan soutient la cure d’austérité est une lecture biaisée à l’excès qui manque de crédibilité. Ici, une fois encore, le fait que l’on présente toute la Catalogne sous les couleurs de CiU est principalement le résultat de la très forte baisse du Parti Socialiste Catalan (PSC), qui ne remporte plus l’adhésion que de 17,1 % du corps électoral (de tous les catalans qui peuvent voter) contre 31,74 % auparavant ; ce phénomène est en grande partie dû au fait que l’on associe le PSC aux politiques budgétaires restrictives du Gouvernement Zapatero.

Il n’existe donc pas de mandat populaire qui autoriserait le PP ou CiU à mener à bien des politiques de réduction budgétaire, si l’on entend par-là la volonté de la majorité des citoyens. Les enquêtes d’opinion dont nous disposons montrent en réalité que la majorité de la population désapprouve de telles politiques et leur préfère d’autres orientations, qui ne sont, pour la plupart, même pas prises en compte (enquête d’opinion du CIS - Centre de Recherche Sociologique - de 2010 et 2011).

Il apparaît donc que le parti qui s’apprête à gouverner est un parti minoritaire dans la population espagnole, bien qu’il dispose de la grande majorité des sièges parlementaires. De là, on comprend que puisque l’Assemblée des Cortes ne représente qu’une minorité de la population, le mouvement du 15-M aura entièrement raison de dénoncer les réductions budgétaires impopulaires qu’elle votera. Les médias  ont beau peindre la carte de l’Espagne en bleu, la majorité de la population n’a pas voté pour le PP, qui, cependant, va exercer un control presque absolu sur l’appareil de l’Etat. Il ne fait aucun doute que si de telles politiques sont mises en place, elles provoqueront non seulement un grand conflit social, mais elles discréditeront aussi encore plus la classe politique et la démocratie espagnole. Les nouvelles générations, qui ont grandi dans un environnement démocratique, sont plus exigeantes que celles qui les ont précédées et n’accepteront pas la démocratie limitée que l’on a aujourd’hui, résultat d’une transition démocratique non-paradigmatique   qui a façonné une démocratie incomplète et responsable d’un bien-être social largement insatisfaisant.