Le développement culturel expliqué par les notions de "transmission" et de "contact".  

Dans cette version remaniée de sa thèse de doctorat, Olivier Morin prend la posture d’un anthropologue dont l’objet spécifique serait la genèse des cultures et/ou des civilisations. A partir d’un tel choix, il cherche moins à cibler l’émergence de telle ou telle culture que les principes génétiques de la constitution et de la disparition des cultures. Il dispose à cet effet de nombreux travaux, qu’il cite sans s’y étendre, persuadé qu’il est de détenir une nouvelle clé de compréhension de ces phénomènes. D’une certaine manière, cela l’autorise à mettre en suspens toutes les références classiques concernant la culture et sa définition (dont Tylor dans la version socio-culturelle), quitte à maltraiter quelque peu les philosophes sous prétexte qu’ils seraient les représentants d’un domaine "où il semble exister autant de définitions du mot qu’il y a d’auteurs à l’utiliser".

La culture des animaux

Fort de ces éléments, Olivier Morin pose une question articulée à deux éléments : pourquoi la démographie et les institutions sont-elles plus favorables à l’accumulation de la culture chez nous que chez nos plus proches cousins, en l’occurrence les animaux ? Sous réserve d’accepter ce libellé de la question, et l’idée que l’on peut résoudre ce genre de problème à partir de la seule lecture des textes des autres (constamment mentionnés entre parenthèses, mais toujours traités de manière allusive), on peut suivre l’auteur sur les deux pistes suivantes : celle de la transmission et celle du contact. Deux variables que l’auteur fait jouer l’une par rapport à l’autre, non de manière qualitative, mais de manière quantitative. De là, la déduction : "La rareté des contacts pacifiques entre primates est l’un des principaux facteurs qui limitent l’accumulation culturelle chez nos plus proches cousins" (nous n’insistons pas sur cette idée, pour le moins vieillie de cousinage).

Pour recevoir cette proposition, il faut évidemment accepter de considérer l’existence d’un répertoire culturel chez les animaux. On comprend à cet égard pourquoi l’auteur n’admire guère les philosophes. On saisit en revanche avec elle ce qui l’autorise à persévérer dans l’idée selon laquelle certaines "cultures animales" nous donneraient une idée de ce à quoi pouvaient ressembler les "cultures humaines" lorsque notre histoire culturelle n’avait pas vraiment commencé !

Ces prémisses admises, les conséquences sont les suivantes : les traditions apparaîtraient lorsque l’on partage beaucoup d’informations (tradition et accumulation) dans une population, soit lorsque le domaine public est large (contact).
L’auteur se fait ainsi la part belle lorsqu’il affirme que son hypothèse fait l’économie de deux types de propos antérieurs : le premier, celui qui "affirme que les humains sont particulièrement doués pour transmettre des traditions" ; le second, celui qui "soutient que l’évolution a fait de nous des animaux culturels, c’est-à-dire que certains traits des êtres humains sont des adaptations à la culture". Et certes, nous n’expliquons plus rien par une intervention divine. Mais est-ce une raison pour la remplacer par une autre causalité et une causalité non moins curieuse, celle de la quantité, de la cumulation ? Et l’auteur de se demander comment fonder son propos, ce pourquoi, ajoute-t-il, "il nous faut une explication biologique compatible avec ce que nous savons du passé de notre espèce". Donc une théorie de la sélection naturelle. "Il nous fau[drai]t une biologie de la culture".

"Il nous faut"

"Il nous faut" : l’auteur nous permettra d’être réticents ! Et pas uniquement sur ce point. Pour étayer son propos, il est obligé de remanier entièrement les concepts de traditions, de transmission et de culture. Ce qui ne présenterait aucun inconvénient – un concept n’a de puissance que s’il est susceptible de varier en extension et en compréhension –, si d’aventure l’approche ouvrait véritablement des horizons nouveaux. En vérité, elle se contente de remettre au goût et au vocabulaire du jour (assise sur des paramètres biologiques et des contraintes quantitatives) de vieux travaux. Encore, pour le reconnaître, faudrait-il relire les textes philosophiques négligés, notamment ceux qui déploient des mathématiques argumentatives et pensent le cours de l’histoire en articulant la quantité et l’extension.

Ainsi une "idée ou un comportement sont traditionnels à deux conditions : ils doivent être transmis d’individus à individus (plutôt qu’inventés indépendamment) et ils doivent être largement distribués dans l’espace ou dans le temps". Donc les traditions ne vivraient pas grâce à une transmission fidèle et compulsive. Elles ne proliféreraient pas par l’imitation, ainsi que le prétendait Gabriel Tarde (1895-1993), selon lequel les humains seraient dotés d’une capacité spécifique qui leur permet d’imiter fidèlement ce qui se fait autour d’eux, engendrant ainsi des traditions durables ; ils auraient tout naturellement tendance à reproduire ce qui circule autour d’eux, par une sorte de compulsion à imiter ; l’influence sociale les pousserait donc à reproduire spontanément un grand nombre de choses. Etait-il essentiel de prendre ce chemin, ou l’auteur se donne-t-il des facilités en condamnant des théories périmées pour mieux apparaître "nouveau" ? En tout cas, l’auteur préfère avoir recours aux éthologues, qui auraient découvert des "traditions" animales, ce par quoi il entend une transmission d’un individu à un autre.

Tradition ?

Le mot revient sans cesse. Olivier Morin identifie tradition à transmission, ajoutant "mes traditions sont plus éloignées de ce que l’on met derrière ce mot en philosophie ou en sciences sociales" (p. 46). Nul n’en doute. Et d’ajouter encore : "Certes, les définitions classiques des traditions accentuent l’importance de la transmission. C’est le cas de Marcel Mauss, lorsqu’il explique que les techniques sont traditionnelles parce qu’elles sont transmises". Cependant, il doit préciser que "beaucoup de travaux consacrés à la notion de tradition dans les trente dernières années (Hobsbawm, en particulier) ne manquent pas une occasion de montrer que les traditions ne sont pas des chaines de diffusion durables et étendues". Ce qui ne va pas sans qu’il reconnaisse aussi que "en un sens, on a raison de se désintéresser de la transmission et de la survie des traditions : elles sont souvent mythiques. Au moment où elles apparaissent, on les promeut en inventant autour d’elles des chaines de transmission imaginaires".

Néanmoins, l’auteur reprend pour le grand public un certain nombre de thèses et théories depuis longtemps établies. Par exemple, il prend soin de réaffirmer ce que tous savent, nonobstant quelques idéologues, notamment que les cultures sont moins homogènes qu’on ne le croit. Certes, ce préjugé de l’homogénéité/uniformité des cultures existe. Ce fut, il est vrai, une hypothèse admise en sciences sociales, du moins dans le temps de leur émergence (et on pourrait même se demander si elles n’émergent pas justement pour affirmer cela). Il était entendu, par le truchement des sociétés "primitives" ou non, que les membres d’une société partageaient les mêmes aspirations, les mêmes savoirs, les mêmes croyances. La culture de ces groupes était si bien diffusée que l’on pouvait, croyait-on, la traiter comme une conscience collective.

Or, reprend l’auteur, nous savons non seulement que les cultures ne sont pas homogènes, mais encore que la transmission culturelle n’est pas assez efficace pour permettre une homogénéité de ce type. En un mot, les cultures sont d’une hétérogénéité difficilement compatible avec la transmission culturelle infaillible que supposaient les anciens auteurs. De surcroît, elles ne s’absorbent pas en bloc. Il n’en reste pas moins vrai que la façon dont les traditions présentes dans un groupe s’y répartissent, leur stabilité dans le temps, leur répartition dans l’espace, sont des questions importantes pour l’anthropologie.

Quelle culture ?

D’un mot, précisons que le lecteur se trouve face à une approche de la transmission culturelle qui la conçoit comme une reconstruction fondée sur des indices incomplets. Hypothèse qui permet d’expliquer certains changements dans la distribution d’une pratique culturelle. Sans doute.

Qu’est-ce alors que la culture ? L’auteur hésite et joue la modestie. Mais il finit par nous proposer ceci. "Ma définition est faite de deux critères nécessaires : la distribution et la transmission. La culture est faite d’idées et de comportements qui ont atteint une distribution large dans l’espace ou dans le temps, et qui l’ont atteinte pour l’essentiel grâce à la transmission". Cette définition est mise en avant, encore une fois, à l’encontre des anthropologues et des philosophes qui nous auraient enseignés que la culture est un attribut indispensable de la nature humaine. Tous les humanistes l’auraient affirmé, la culture contribuerait à la grandeur de notre espèce. Et l’auteur de rappeler que les classiques accolaient la dignité de l’homme aux exigences de la diffusion de la culture. Qu’il ne veuille pas prolonger ce parti pris est tout à fait respectable. Et sans aucun doute, les philosophes contemporains n’en sont-ils plus là. Il reste que nous n’avons pas observé dans cet ouvrage la construction d’une hypothèse vraiment nouvelle