La peinture prise en charge par les industries de la toile à peindre.

Si Balzac a raison, il y avait 2000 peintres à Paris en 1844. L’enquête de l’auteur vise à analyser les conditions matérielles dans lesquelles cet essor de l’art de peindre a pu se réaliser. Il met ainsi au jour l’évolution du goût pour la peinture, en dressant un parallèle avec l’activité des professionnels de ce secteur. A partir de recherches effectuées dans les archives, il dresse le portrait sociologique des milieux de peintres et de marchands d’art qui donnent corps à ce goût. Il arrive ainsi à dessiner la topographie parisienne du commerce de la toile peinte, mais aussi des marchands de couleurs et papetiers qui le servent. Enfin, il réussit à localiser les écoles d’art et les ateliers dans lesquels fonctionnent des enseignants qui ouvrent à certains les voies de la création.

Mais ce n’est pas sans nous laisser entrevoir comment s’opère la normalisation des formats, celle des toiles, et celles du matériel, durant cette période de l’histoire des arts. Paris est devenue, en effet, durant le moment considéré, un centre majeur de production du support de la peinture. C’est même la concentration de ces éléments dans cette ville qui détermine l’objet de cette étude : la toile à peindre, laquelle est au cœur de ces échanges. Encore faut-il comprendre par là que cet objet prête à une exploration plus vaste : ce produit progressivement manufacturé donne à Paris une partie de son visage moderne.

Ce n’est évidemment pas tout. L’étude de la toile à peindre, se situant à la frontière de diverses approches, donne à lire aussi, outre une histoire de la ville, un moment de l’histoire de la peinture. Le support de la peinture est sensible aux évolutions du goût et de la mode. De surcroît, le XIX° siècle, en amorçant la démocratisation de la consommation du matériel artistique, engage la modification progressive de ces éléments. Il devient possible de suivre à partir de là les fluctuations de la mode et du goût, les évolutions de la consommation et du marché.

A force de restreindre la peinture à la seule surface artistique et esthétique, on a négligé les supports matériels de celle-ci. Tout un discours sur l’esprit de l’art s’est rendu insensible à ce qui la rend possible : les toiles utilisées, les pinceaux, les couleurs, les gommes, les crayons... Et pourtant des archives matérielles imposantes existent qui demeurent ignorées de ceux que la division du travail n’intéresse pas. Et pourtant entre toile de Mayenne ou de Mortagne-au-Perche et production flamande, entre le bois des châssis permettant l’extension et les châssis ordinaires, entre les enduits courants et les préparations huileuses, voire les colles et les enduits en détrempe, comment ne pas entrevoir que ce monde industriel offre plusieurs modes de mise en œuvre de la peinture, et soutient des filières ou des écoles différentes ?

L’étude ne pouvait être complète sans introduire la participation des commerçants à ce système industriel. Les toiles préparées doivent être vendues. Seront-elle vendue en châssis, en rouleau ou en coupon... ? Qui sont ces vendeurs de couleurs chez qui l’on se procure toutes prêtes les couleurs broyées, conditionnées souvent dans des vessies de porc ? Parfois, il est vrai, un « garçon » de l’atelier du peintre, qui n’est pas un élève du peintre, mais un employé attaché à l’atelier, s’occupe de tout cet aspect de la préparation de la peinture. Mais bientôt, ce sont de véritables fabriques qui prévalent et préparent les pièces dont les peintres ont besoin. Des filières se profilent qui sont conduites par des familles entières.

A quoi s’ajoute, l’auteur y insiste, le phénomène de normalisation dans le marché de l’art, le lien entre normalisation, baisse des coûts, fixation de prix standards, et l’existence d’un marché d’offre des oeuvres ne peut être exclu des considérations de l’histoire de l’art.

S’attaquant ensuite aux hommes et aux métiers qui entourent la peinture, l’auteur fait paraître sur cette scène les enducteurs de toiles, les fabricants de panneaux à peindre, les métiers d’imprimeurs. Le corps des épiciers est concerné au premier chef par le commerce et la fabrication des couleurs et autres « drogues » des peintres. Les apothicaires sont aussi concernés, qui partagent des matériaux avec les peintres, mais pour des usages médicinaux. Au passage, l’auteur rappelle que plus on remonte dans le temps, moins la profession de peintre est répertoriée, puisque confondue avec les peintres en bâtiment et mobilier. Aux précédents, s’ajoutent les menuisiers, pour la construction des châssis et des cadres. On peut citer encore le commerce des tableaux, métier concerné par la vente du matériel de la peinture, lui-aussi. Au cours du XVIII° siècle, ce négoce est partagé entre le corps des merciers, premier des Six Corps marchands de Paris, et la communauté des peintres et sculpteurs. C’est à cette corporation qu’appartient le célèbre Gersaint (peint par Watteau). Mais l’auteur ne s’en arrête pas là. Il prolonge son propos par un travail portant sur la tradition de ces métiers, puis sur la transmission des savoirs de la peinture et de ses techniques. Il note par ailleurs, à ce propos, que la mobilité des artistes dans toute l’Europe fut probablement un facteur majeur de transferts de procédés techniques. Les déplacements entre les différents pays européens, et tout particulièrement la tradition du séjour à Rome, ont nécessairement véhiculé des habitudes et des recettes diverses dans les milieu des peintres résidant à Paris. Il est vrai que la propagation dans une grande partie de l’Europe de préparations colorées en vogue dans les écoles d’Italie du Nord s’explique par la mobilité des artistes, des oeuvres, et peut-être d’artisans spécialisés dans la préparation du matériel pour artistes.

Au surplus, nous découvrons l’existence de toute une littérature technique concernant ces domaines. Il existe différents écrits abordant la description de la préparation des toiles. Et l’auteur ne se contente pas de feuilleter l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Il n’en reste pas moins vrai que longtemps la règle de transmission concentrait celle-ci dans des voies internes, sans diffusion vers l’extérieur de la communauté professionnelle. A la fin du XVIII° siècle, la plupart des traités français abordant la préparation des toiles proviennent de peintres ou de personnalités extérieures tirant leurs informations de peintures ou qui sont liées à l’Académie royale de peinture et de sculpture.

La Révolution française passe enfin pour le point d’orgue de l’ouvrage. Avec elle un mouvement de regroupement de tableaux dans les réserves du futur Louvre, accompagné de restauration, commence. Le phénomène s’accentue ensuite. L’auteur raconte l’ensemble de ces épisodes, importants pour son propos, en suivant l’ouvrage d’Edouard Pommier, célèbre sur ce plan (L’art de la liberté, Doctrines et débats de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1991). Evidemment, ce n’est pas seulement pour raconter à nouveau ces événements que l’auteur se penche sur cette période. Il ne se départit pas de son fil conducteur. Si la période est remarquable, c’est qu’il a fallu lancer de nombreuses personnes sur la piste de nouvelles toiles, de toiles imperméables, de toiles sur lesquelles transférer des peintures sur bois, en vue de la conservation d’oeuvres en provenance des églises, des châteaux et du mobilier royal. Il a fallu aussi restaurer les tableaux, pour la première fois inventoriés. Il fut nécessaire d’enrôler des rentoileurs. Et pour cela, la question s’est posée de savoir comment recruter un tel personnel, destiné à s’occuper des collections de la nation. De plus, une demande de plus en plus forte, suscitée par des commandes publiques explique aussi que l’on s’efforce d’augmenter sans cesse les largeurs des toiles à peindre, d’accélérer le processus de préparation des toiles à enduire, tout en recherchant des qualités particulières de souplesse, d’inaltérabilité à l’humidité, et dans certains cas de légèreté.

Certains personnages fameux reviennent sans cesse sur la scène, qui éveilleront la curiosité du lecteur : par exemple, Léonor Mérimée, père de Prosper, peintre-élève de David, de Doyen et Vincent, mais aussi chimiste, et à ce titre ami de Fresnel et de Chaptal, auteur d’un traité sur la peinture.

Au total, et comme nous ne pouvons tout détailler, cet ouvrage constitue un fort bel exemple d’un travail d’histoire des techniques, finalement central par rapport à toutes les réflexions possibles sur les arts et la culture. Il nous rappelle à chaque page que les arts ne sont pas affaire de pur esprit, ou d’élévation éthérée. Les arts participent d’abord et tiennent en premier lieu à tout un espace social de production des matières qui rendent les oeuvres possibles. Partir de la toile à peindre, c’est, en effet, mettre au jour un réseau fondamental de professions, d’objets, de productions indispensables à la réalisation de l’acte de peindre.

L’ensemble est accompagné d’une très belle iconographie. Elle ne se contente pas d’illustrer la thèse de l’auteur, elle démontre par les faits ce qui est en question. Entre les toiles à préparation rougeâtre et celles à préparation grise, la différence est éclatante. Mais elle oblige à comprendre simultanément qu’il y va à la fois du choix des peintres et des surprises possibles après recouvrement. Le tableau de Jacques-Louis David, Le Serment du jeu de paume, dont on sait qu’il survit à l’état d’ébauche, facilitant l’analyse, montre qu’à l’évidence sur une toile à préparation blanche surmontée d’une couche gris clair, les étapes de l’exécution laissent percevoir la difficulté à anticiper l’effet final sur une base claire qui altère la perception des valeurs et des couleurs. La facture de la toile incite de surcroît à dessiner de telle ou telle manière sur l fond ; ainsi le montre un tableau de Martin Lambert. L’auteur a choisi de plus de montrer quelques vues d’oeuvres peintes sur lesquelles paraissent des toiles et il nous commente la facture des toiles, voire les mentions inscrites par le peintre de la fabrique de la toile