Un psychanalyste explore les ressorts psychologiques qui font que l'on regarde les oeuvres d'art.

Souvenons-nous du 22 août 1911. Il y a un jour déjà que La Joconde a disparu du Louvre. Vincenzo Perrugia l’en a délesté. Mais personne ne s’est aperçu de rien. L’affaire connue, la police s’en mêle et le reste est devenu légendaire. Mais réfléchissons aussi : la gloire d’icône qui a fait La Joconde se transforme soudain en une célébrité digne des stars de cinéma et de chanson. La foule converge ce jour-là vers le Louvre pour scruter la place où s’était trouvé le tableau, et pourtant beaucoup de ces visiteurs étaient nouveaux. Ils  n’avaient même jamais vu le tableau. Franz Kafka était d’ailleurs parmi eux, avec son ami Max Brod.

Par cette entrée en matière, l’auteur veut nous faire sentir ceci : l’histoire de la disparition de La Joconde, qui sert donc ici de paradigme, nous éclaire sur l’art et sur ce que nous espérons y voir. Comment entendre cela ? Le véritable secret des grandes expositions auxquelles nous assistons désormais est moins dans les œuvres à voir, croit pouvoir affirmer l’auteur, que dans les milliers de personnes qui campent devant les musées et font la queue pour accéder à l’univers des peintres. Le véritable événement, dans chaque cas, est l’installation constituée par ces foules qui n’ont pas idée de ce qu’est le sujet d’une œuvre d’art. Le public se rend-il dans une exposition parce que les œuvres sont disponibles près de chez lui ? Ou bien chaque spectateur recherche-t-il quelque chose de spécifique, d’individuel et de singulier dans les tableaux ? Cette idée lui est suggérée, justement, par la présence de ces foules venues contempler une place vide (celle de La Joconde), phénomène qui renverse, à juste titre, le raisonnement habituel.

Vu de ce point de vue, l’acte de Perrugia était donc plus qu’un simple vol. Il préparait la scène pour un siècle où les gens iraient dans les musées et les galeries d’art « voir » le vide que l’art moderne leur offrait. Entendons bien ici que ce vide est celui de l’absence d’image au sens classique du terme. Le vol, en ce sens, souligne l’auteur, doit être inclus dans la liste des grandes œuvres déterminantes du mouvement moderniste. Il ajoute même un peu plus loin que «  le fait que le tableau ne fût pas là avait induit chez les gens une façon différente de regarder les choses. Tout ce qui avait été invisible avant était maintenant digne d’être regardé – ce qui fait du vol de La Joconde une œuvre d’art en elle-même ». Ajoutant encore avec humour que, lors des fouilles qui suivirent la découverte du vol, les policiers ont surtout découvert un aperçu de la vie privée du personnel du musée : le garde habituel était resté à la maison sous un prétexte quelconque, son remplaçant était parti fumer une cigarette aux toilettes, le portier faisait une sieste, ...

Pour revenir au cas de La Joconde, avant son vol, elle n’était pas ou peu connue. La Fornarina de Raphaël pouvait s’enorgueillir de tenir la place d’icône artistique clé. Il a fallu qu’elle disparaisse pour devenir le symbole qu’elle est de nos jours. A quoi s’ajoute la déception constatée de quelques-uns découvrant que, finalement, ce tableau n’est pas grand ou aussi grand que l’imagination ne l’a conçu. Autant dire que, grâce au vol, on s’est mis à apprécier l’œuvre différemment, et sans doute avec plus d’intelligence. Alors, faut-il souhaiter un nouveau vol de La Joconde pour qu’elle acquiert une valeur différence encore, voire nouvelle ? La plupart des choses deviennent plus intéressantes une fois que nous les avons perdues. C’est même parce qu’elles ne sont plus là que nous leur accordons plus de valeur encore.

Voilà donc l’objet de la recherche fixé : l’affaire de La Joconde pourrait bien nous donner un indice sur les raisons pour lesquelles nous regardons les œuvres d’art. Y cherchons-nous quelque chose que nous aurions perdu ? Et quel est ce quelque chose ? Il fallait rien moins que la parole d’un psychanalyste pour explorer ces questions. Vues de ce point de vue, elles ne relèvent pas uniquement de l’esthétique. Elles imposent aussi un détour par un théorie du regard, théorie de ce qu’il voit, certes, mais plus encore de ce sur quoi il se rend aveugle en voyant. Darian Leader est ce psychanalyste. Il voulait éclairer l’étrangeté de la tâche qui consiste à écrire sur l’art. « Il voulait », écrivons-nous, parce que cet ouvrage constitue la republication en poche d’un ouvrage déjà publié en 2002.

Il n’empêche que cet objet est central et justifie la republication de l’ouvrage. Résumons-le autrement. Si chacun veut bien s’interroger sur l’acte de voir auquel il procède lorsqu’il devient spectateur, ce sera pour entrevoir que cet acte n’est rien moins que simple. Livrons la difficulté sous la forme d’un répertoire des manières de voir : voir ce qu’on voit, c’est sans doute le plus simple, mais le voit-on vraiment ? Parfois, nous voyons ce que nous ne remarquons pas. Et qu’en est-il de ce que nous ne voulons pas voir ? Peut-on voir ce qu’on ne voit pas ? Et ce qu’on ne peut voir ? Quant à ce qui est impossible à voir (par exemple parce que cela n’existe pas), qu’en est-il ? Mais la peinture ne consiste-t-elle pas à faire voir ce que nous échouons à voir ? D’autant que voir quelque chose, c’est simultanément n’en plus voir une autre. Et puisque nous parlons peinture, voir un portrait, c’est voir ce qui ne peut nous voir. Enfin, pour clore ce répertoire, n’oublions pas que nous tentons aussi parfois de voir ce qui nous regarde, mais ce qui nous regarde ne se voit pas toujours.

On peut se lasser de ces jeux, mais ce ne sont pas seulement des jeux de mots. En tout cas, l’auteur organise entièrement son ouvrage autour d’eux, donnant ainsi à explorer une large palette du voir qui est au cœur de la peinture et des yeux de La Joconde, mais qui ne quitte guère le commentaire de la peinture depuis la publication de cet ouvrage (Daniel Arasse, par exemple, en tire profit). Dix-huit chapitres déroulent un commentaire parfois brillant, parfois simplement humoristique, parfois un peu facile sur le regard et la peinture, au travers du prisme de la psychanalyse. L’auteur ne se retenant pas toujours d’ajouter d’autres considérations à l’objet déterminé.

S’il y a un plaisir certain à regarder des œuvres d’art, et un plaisir mesquin à regarder le lieu vide laissé par une œuvre d’art volée, il y a aussi un certain plaisir à lire cet ouvrage qui porte, en définitive, sur l’acte de voir, dont chacun sait, qu’il le veuille ou non, qu’il est extrêmement délicat à réaliser