Pour des raisons identitaires tout autant qu’électorales, la gauche est appelée par les contributeurs de cet ouvrage à définir une stratégie de reconquête les classes populaires.

Publié au printemps 2011, L’équation gagnante   de Laurent Baumel et François Kalfon apparaissait déjà comme l’antithèse d’une note de Terra Nova intitulée “Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?”. En cet automne, et à quelques mois de l’élection présidentielle, les deux responsables socialistes enfoncent le clou en dirigeant un ouvrage dont les contributions, d’horizons divers, fournissent les arguments d’un “plaidoyer pour une gauche populaire”. Le titre est en lui-même une réplique au fameux rapport, qui envisageait sans ciller de délaisser la classe ouvrière en particulier, et les classes populaires en général. Regagner leurs faveurs nécessiterait en effet, selon ses auteurs, d’emprunter une voie “sociale-populiste” étrangère aux valeurs “progressistes, culturelles” au cœur de la stratégie électorale défendue par Terra Nova : la tolérance, l’ouverture, le changement, par opposition aux conservatismes et au protectionnisme sous toutes ses formes.

Reconquérir les “couches populaires et moyennes intégrées"

Baumel et Kalfon ne détaillent cependant pas les positions défendues par le think tank, sans doute pour s’abstenir de leur accorder davantage de publicité. Ils accordent néanmoins aux auteurs du rapport d’avoir pointé un “impensé sociologique” qu’eux aussi entendent mettre au jour : “A qui s’adresse-t-on ? De qui porte-t-on les intérêts et les aspirations ?”   . Pour des raisons à la fois électorales et identitaires, la gauche devrait selon eux renouer avec les “couches populaires et moyennes intégrées”, lesquelles constituent “la clef véritable du scrutin de 2012”   . C’est en effet l’impuissance des candidats socialistes à les mobiliser massivement en leur faveur, qui expliquerait les défaites subies durant la décennie 2000. Les raisons d’une telle impuissance sont profondes, remontant aux premières années de l’expérience du PS au pouvoir. Le retournement des politiques économiques suivies et la professionnalisation du parti ont ainsi contribué au délitement des liens tissés avec le monde du travail. En outre, les succès croissants engrangés dans les collectivités territoriales ont eu pour effet de focaliser le discours et les actes socialistes sur les intérêts des salariés les plus diplômés, protégés, “gagnants” dans le processus actuel de mondialisation.

Persuadés néanmoins qu’une rhétorique outrancièrement souverainiste ne serait ni dans l’intérêt du PS, ni compatible avec les contraintes qui borneront son action gouvernementale, les auteurs identifient trois leviers de reconquête : “un discours clair sur la volonté de rétablir la société du travail”, “une grande réforme fiscale”, et enfin la définition d’”un nouveau discours républicain”, rassurant sur le respect attendu de la laïcité et de la règle commune.   . Si ces préconisations ont le mérite de mettre en garde contre le piège d’une gauche qui verserait dans sa propre caricature (“tax and spend”, odes au multiculturalisme…), elles apparaissent aussi quelque peu timides. Fustiger le repli national et décréter qu’aucune solution n’est possible hors d’un compromis capital-travail à l’échelle européenne, fût-ce au bout d’ “une décennie”, risque par exemple de laisser bien des citoyens sur leur faim. Par ailleurs, booster le pouvoir d’achat par des baisses d’impôt apparaît comme un pâle substitut au problème d’origine : la stagnation des salaires réels. Comme l’écrit plus loin Philippe Guibert, “le défi lancé à la gauche est bien celui de l’augmentation directe des salaires modestes dans les entreprises"   .

Une demande de protection

Sa contribution, parmi d’autres qui relèvent aussi de l’analyse sociologique, est justement le fruit d’une enquête réalisée auprès de salariés du privé en 2010. Ce n’est pas tant la peur de l’avenir qui les hanterait, que la difficulté à faire face à son incertitude radicale, dans la mesure où l’insécurité qui en résulte n’est pas (ou plus) compensée par des dispositifs institutionnels efficaces. Les dynamiques au cœur de la mondialisation néolibérale aboutissent en effet à une “instabilité des conditions de la production et de la consommation”   , que subissent de plein fouet les salariés modestes du privé. La financiarisation des entreprises ajoute à l’incertitude généralisée, en accordant au critère de rentabilité le primat sur les autres dimensions de l’entreprise. Répondant indirectement à Terra Nova, l’auteur indique que ce monde dur et précaire retire toute pertinence à l’opposition entre “insiders” et “outsiders”, d’autant que “les précaires sont bien souvent les enfants de ceux qui sont en CDI”   ! D’autre part, cette insécurité économique s’accompagne de tensions sur le pouvoir d’achat : absence de rémunération variable et stagnation du salaire fixe contraignent le revenu tiré du travail, alors que les dépenses contraintes ont tendance à augmenter. La crise n’a sur ce point fait qu’aggraver une situation déjà ancienne, résultant de la dissolution de la “relation salariale fordiste”   . Or, les mesures politiques traduisant le “travailler plus pour gagner plus” ont été vécues comme un leurre, en raison leur impact marginal ; de plus, les syndicats sont largement absents dans les PME. Cette situation (insécurité économique et pouvoir d’achat stagnant), les salariés la compensent d’un côté en recherchant la “qualité relationnelle” et “l’autonomie personnelle” au sein de l’entreprise, et d’un autre côté en maîtrisant finement la consommation du ménage, recherchant la sobriété pour tenter de sauvegarder la “petite marge” qui permettra de “pouvoir se faire plaisir”   . En réponse à ce diagnostic, la tâche de la gauche selon Guibert est donc premièrement de répondre à la demande de sécurité économique des milieux populaires, l’auteur mettant aux défis les économistes de trouver d’autres solutions à court terme que celles relevant du protectionnisme. Deuxièmement, elle est de répondre à leur besoin de pouvoir d’achat, en évitant les leçons anticonsuméristes et en privilégiant les mesures en faveur d’une progression des salaires.

Camille Peugny traite pour sa part de l’école, en plaidant pour sa démocratisation réelle. Il constate en effet que malgré la massification scolaire, la reproduction sociale a persisté, après avoir été enrayée dans le contexte de forte croissance des Trente Glorieuses. En outre, “les trajectoires de mobilité sociale […] demeurent essentiellement des trajectoires de faible amplitude”   . Les enfants des classes populaires sont donc en réalité peu nombreux à bénéficier d’une dynamique d’ascension sociale, ce qui s’explique selon l’auteur par deux phénomènes. Le premier consiste en le maintien d’inégalités sociales de réussite scolaire, soit que celles-ci se sont déplacées “plus loin” dans des parcours qui se sont rallongés pour tous, soit qu’elles sont masquées par la “filiarisation” (les bacs et licences se distinguent qualitativement). Le second touche aux limites de la massification scolaire, en fait relative : les données mobilisées par Camile Peugny révèlent ainsi une “disparition progressive des enfants des classes populaires au fur et à mesure des carrières scolaires”   . Le sociologue indique alors quelques pistes pour un programme de gauche visant à remédier à cet échec. Premièrement, accroître l’accession des enfants d’origine populaire à l’enseignement supérieur, ce qui suppose de mettre les moyens financiers et pédagogiques de lutter contre les inégalités qui s’enracinent dès la maternelle ou la primaire. Deuxièmement, concentrer les efforts sur l’université plutôt que sur les grandes écoles, à propos desquelles Camille Peugny rappelle que tous les mécanismes de “discrimination positive” ne toucheront jamais que… 5% d’une classe d’âge ! Troisièmement, il faudrait offrir de nouvelles chances de se former tout au long de la vie, afin de réduire l’impact outrancier du diplôme sur les destinées individuelles.

Les problématiques soulevées par Guibert et Peugny sont intégrées dans le diagnostic plus large que propose Alain Mergier de “l’expérience sociale” des classes populaires. Selon lui, cette dernière est marquée par “ ’insécurité générale […], à comprendre comme la modalité au travers de laquelle les milieux populaires pensent leur rapport au monde”   . Trois niveaux d’insécurité sont distingués : l’insécurité physique (qui dégrade le vivre ensemble) ; l’insécurité économique (qui menace la capacité à s’insérer dans une société structurée par la capacité à consommer) ; et l’insécurité du pacte social (qui se traduit par les doutes quant à la viabilité du modèle social français). Ces trois niveaux se vivent objectivement, mais aussi subjectivement , ce qui amène Mergier à parler du “sentiment d’ insécurisation”. L’individu n’est plus le sujet d’un risque qu’il peut évaluer et auquel il peut se préparer, mais devient l’objet d’une menace diffuse, celle de la “dislocation de la société”   . C’est en fait l’identité de la France qui semble remise en cause, prise en étau d’un côté par le délitement des “règles de vie commune” et du pacte social (l’islamisation et l’oligarchie financière sont notamment mises en cause), et de l’autre par le sentiment que “sa projection dans la mondialisation et son trio Chine/marchés financiers/Europe” est “destructrice”   . Il y aurait donc une double dimension économique et culturelle dans l’insécurité vécue par les milieux populaires, proposition qui rejoint les conclusions du géographe Christophe Guilluy.

Contre les “ fractures françaises ”, le “ sens du collectif ” et “ le sens du peuple ”

Dans une courte contribution reprenant les principaux enseignements de son excellent ouvrage Fractures françaises   , Guilluy décrit ainsi les contours de la “France périphérique” négligée par la gauche, dont le facteur d’unité consiste en une perception commune des menaces sociales et identitaires véhiculées par la mondialisation. Rappelant que le poids démographique des classes populaires n’a pas décliné, l’auteur explique non seulement que leur composition interne a évolué, mais surtout qu’elles se sont déplacées territorialement. Un processus de métropolisation les a en effet chassées des grandes villes les mieux intégrées à “l’économie-monde”. Leurs lieux de résidence dessinent donc la fameuse “France périphérique” qui subit de plein fouet la désindustrialisation et le démantèlement des services publics. Mais les logiques économiques et foncières à l’origine de cette nouvelle géographie ont aussi été marquées par un “chassé-croisé entre catégories populaires”, à l’origine d’une “une fracture culturelle”. Les milieux populaires “d’origine française ou d’immigration ancienne s’installent prioritairement dans les espaces périurbains et ruraux”, et évitent désormais les milieux populaires d’immigration récente et extra-européenne, davantage concentrés dans les “quartiers difficiles des métropoles”   . Aux difficultés sociales s’ajoute donc une anxiété culturelle, nourrie par le sentiment que la culture de “l’autre” tend à devenir dominante, fût-ce sur un espace territorial restreint. Pour Guilluy, ces tendances révèlent moins une droitisation qu’un abandon par les partis dominant la scène politique. Il y aurait donc toujours un potentiel électoral pour la gauche à se saisir de la demande de protection émanant de la “France périphérique”, à condition de comprendre sa double nature sociale et culturelle.

Rémi Lefebvre intègre une partie de ce constat pour expliquer la difficulté de la gauche à rassembler classes populaires et classes moyennes dans une coalition électorale majoritaire. Le fait que la société soit objectivement “éclatée” ne doit pas occulter selon lui la responsabilité de la gauche dans le déclin des “consciences de classe” : le politologue regrette ainsi que le discours du PS ait été évidé de sa conflictualité et reprenne parfois les poncifs du discours hégémonique droitier (comme sur “l’assistanat”). La référence à Laclau traduit d’ailleurs le souhait de Lefebvre que la gauche produise une contre-hégémonie progressiste, unissant à nouveau des “demandes sociales hétérogènes”   . Les différentes formes de subordination subies par une large part des salariés dans nos sociétés capitalistes avancées devraient le permettre. Construire cette nouvelle alliance de classes apparaît comme un impératif, dans la mesure où selon Lefebvre “la défense des catégories populaires n’est pas une variable stratégique, c’est un préalable politique”   . S’il est le seul à relever que Terra Nova mélange des choux et des carottes sociologiques dans son rapport, c’est bien sur ce point de principe qu’il s’en sépare radicalement, au nom du combat séculaire de la gauche contre les inégalités.

Retrouver “le sens du peuple” est aussi un réquisit fondamental pour Laurent Bouvet, notamment afin que la gauche soit en capacité de gouverner dans la durée. La difficulté réside dans l’articulation à recréer entre les trois figures du peuple qui se sont rencontrées dans l’Etat-nation : le peuple “social”, le peuple “national” et le peuple “démocratique”. Les grandes mutations récentes des sociétés occidentales ont en effet atteint à la fois les institutions qui organisaient leur “recoupement” et la capacité de la classe politique à répondre aux intérêts de chacun de ces peuples : “qu’il s’agisse d’une économie antisociale, d’une ouverture des frontières destructrice de l’identité nationale ou d’une démocratie faussement représentative” (p.104)). De ce point de vue, la gauche sociale-démocrate aurait failli non pas seulement en raison de ses échecs sur le terrain socioéconomique, mais surtout en négligeant ou condamnant comme populistes des aspirations en fait populaires, mais étrangères au libéralisme culturel et identitaire adopté ces trois dernières décennies. D’où un boulevard laissé aux authentiques “mauvais populistes”, sur des thèmes comme le travail, la nation, l’autorité, voire la laïcité… En réaction, Laurent Bouvet détaille alors quelques pistes en forme de remèdes : une politique de lutte contre les inégalités et les rentes, une renégociation de “l’équilibre […] entre le cadre national et le cadre européen”   , ou encore une rupture avec le projet multiculturaliste. Enfin, il évoque la “décence ordinaire”   comme possible point nodal d’un nouveau discours hégémonique réintégrant les différentes figures du peuple.

En somme, ce Plaidoyer pour une gauche populaire démontre que des raisons identitaires tout autant qu’électorales doivent inciter la gauche à définir une stratégie de reconquête des classes populaires. Des diagnostics et des propositions intéressantes y sont formulés, et sans doute à méditer par le candidat socialiste. La diversité des contributeurs empêche néanmoins d’aller plus loin dans les propositions concrètes d’autres discours et politiques publiques. Par ailleurs, l’ouvrage reste très centré sur l’aspect “demande” des classes populaires, auquel la gauche se devrait de répondre. On peut cependant penser que cette nécessité incontestable devrait aussi s’accompagner d’un rôle de structuration et de transformation de cette demande par les partis de gauche. Au-delà de 2012, cela impliquerait de réfléchir à leur pénétration dans la société, à l’encadrement partisan et aux nouvelles formes d’engagement, sujets évoqués seulement par Rémi Lefebvre   . Et si pour parler au peuple, une gauche populaire devait d’abord s’y mêler ?