Troisième volume de la Fresh Théorie, les "manifestations" : entre résistance, performance et apparence.

Aucun désespoir dans cette formule de Deleuze ; simplement pour lui, la philosophie n’est pas un divertissement superflu, mais une arme contre la "bassesse de la pensée". C’est sous ces auspices favorables que Mark Alizart ouvre, en fanfare, le troisième volume de Fresh Théorie. Conçue comme le coming back de la French Theory exportée aux Amériques où elle a fleuri en d’innombrables studies, la Fresh Théorie réunit, dans son bilinguisme même, passé et présent, ancien et nouveau monde, culture pop et rationalisme philosophique.

La fraîcheur du projet ne consiste pas en un ravalement de façade, coup de peinture fresh sur les anciennes théories, mais tient plutôt dans un projet plurivoque et vivant, et dont le résultat écrit n’est qu’une trace parmi d’autres. Autour de chaque volume s’organisent en effet, aussi bien les séminaires mensuels du "lundi c’est théorie" (à la Fondation d’Entreprise Ricard), que les expositions des artistes participants (à la galerie des Editions Léo Scheer). Théorie donc, mais in progress, qui se déploie en public et en temps réel, et se manifeste comme une série d’événements.

On a bien là une "exposition de pensée", philosophie et art se retrouvent dans une volonté commune : celle de s’exposer, à la fois comme démarche (comme exposé) et comme objet du regard (comme exposition). Pour Alizart, entre la théorie et l’art contemporain existe un rapport entre "une pensée qui tente de ne plus avoir 'le vrai pour élément' ", et "une pratique qui tente de ne plus avoir le beau pour milieu". S’il faut "donner un tour esthétique à la raison", c’est donc bien pour élargir le champ de ses investigations.

Le livre, avec son format poche et sa couverture colorée, manifeste l’intention d’une familiarité maniable, portable. Les objets exposés "les plus impurs, c’est-à-dire les plus médiatiques" dit Alizart, renvoient souvent au quotidien médiatisé (le 11 septembre, la première greffe du visage), ou à la culture populaire (le Tour de France, les séries télévisées : Lost ou XFiles). La polyphonie des auteurs redouble la diversité des objets, et construit, avec sérieux mais sans gravité, une philosophie de poche, à emporter.


Manifestations

Ce troisième volume, sous-titré "Manifestations", est construit en trois parties, qui semblent en décliner la polysémie. Si la manifestation désigne, à l’origine, pour le latin ecclésiastique, le moyen ou l’acte par lequel Dieu devient sensible, autrement dit le moment de l’incarnation, d’un devenir-visible ; ses sens ultérieurs forment une très sainte trinité. La manifestation, c’est d’abord ce qui permet de révéler, soit des sentiments, soit une maladie : expression ou symptôme, c’est l’ordre des "apparences". Ensuite, c’est l’événement qui rassemble, artistique ou culturel, c’est le domaine des "performances". Enfin, c’est la démonstration collective, autrement dit une forme de "résistances". A chaque fois, une intention s’incarne, une volonté s’expose, s’exprime, autrement dit est "poussée dehors", dans la rue, sous nos yeux, ou sur nos corps. Voici quelques exemples manifestes.


Résistances

Les flash mobs   évoquées par Valérie Châtelet, c’est une manif sans slogan, et sans revendications : le rassemblement virtuel, la rébellion en puissance, tout est dans leur devenir, dans l’énergie qu’elles impliquent, et qu’elles dégagent. C’est la manifestation d’un pouvoir réel, le signe qu’un groupe peut se former par et contre la technologie, utilisée comme une force qui rassemble au lieu d’isoler. Une "réaction allergique à l’omniprésence de la surveillance" qui "prend les aspects de la subversion, de l’inutilité et du désintéressement", et fait apparaître des "zones d’autonomie temporaire" au sein du paysage urbain.

Pour Adina Popescu, le monde capitaliste entièrement intégré et numérisé, a construit un "espace intérieur absolu", caractéristique du film d’horreur, dont le décor claustrophobique permet de fictionnaliser la peur. Seul l’art, en nous attirant "dans sa logique, dans sa réalité propre", "se dérobe à l’intégration dans l’espace intérieur symbolique".


Performances

Les reenactments évoqués par Christophe Khim sont des performances qui consistent à faire revivre le passé, des théâtralisations de l’histoire fondées sur "une croyance dans le 're-vivant' ". Comme une véritable réincarnation, le reenactment permet au spectateur de se raccorder "non seulement aux racines d’un peuple et d’une histoire, mais aux corps fantômes de ses ancêtres". Au-delà de la célébration du patrimoine, ou du devoir de mémoire, on peut y voir un rituel identitaire où seule compte la "vérité de l’expérience".

Pour Barbara Formis, les chorégraphies d’Anna Halprin   , en suspendant les codes de la théâtralité (les danseurs, tout en se déshabillant, dévisagent le public), font réapparaître la "loi ordinaire" derrière les gestes quotidiens, et mettent en scène une "esthétique de la vie 'nue' ", qui permet d’atteindre le "point d’indifférence" où se mêlent l’art, la vie et la politique, autrement dit où la simple manifestation, à la fois rend visible et proteste.


Apparences

La neuropsychology évoquée par Catherine Malabou, s’applique à la "redéfinition de l’événement psychique". Il s’agit là de raccorder les éléments physiologiques (lésions) et psychiatriques (névroses), autrement dit de faire le lien entre du visible et de l’invisible, déterminer le sens de la manifestation. Dans le cas des "névroses traumatiques", la blessure a-t-elle valeur "déclenchante" ou "déterminante", c’est-à-dire de quoi est-elle le symptôme ? Analyser, voire soigner le traumatisme, suppose de prendre en compte le "pouvoir destructeur" de l’événement.

Pour Sophie Mendelssohn, la première greffe du visage pratiquée au CHU d’Amiens en 2005   a contribué à redéfinir, non seulement les limites du code éthique de la médecine (puisque cette greffe a eu lieu malgré un avis négatif du Comité consultatif national d’éthique), mais aussi celles de l’appréhension du sujet, dont la vérité réside dans sa manifestation, support exclusif de l’identification.


A la question du sens de la manifestation, les réponses sont donc riches et multiples. Toutes travaillent à mettre en rapport, à raccorder l’événement et ses motifs, les effets visibles et les pouvoirs invisibles dont ils procèdent : exposer, selon la très belle formule de Cédric Vincent leur "relation palimpsestueuse". S’il s’agit, comme le suggère Alizart citant Deleuze dans Proust et les signes, de rechercher les Essences "enroulées dans ce qui nous force à penser" (le pavé inégal ou le son d’une cuillère sur de la porcelaine pour Proust ; l’incident d’un suicide raté ou d’un championnat gagné pour les auteurs de Fresh Théorie), on ne peut que regretter, parmi ces nombreuses manifestations, de n’en trouver aucune qui soit d’ordre littéraire.


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crédit photo : piccadillywilson/flickr.com