Depuis 2007, le Centre d’Histoire de la Pensée Moderne (CHPM) de l’université Paris I Panthéon- Sorbonne, dirigé par Jean Salem, organise une série de conférences dans le cadre du séminaire " Marx au XXIème siècle, l’esprit et la lettre ". Prenant le parti de l’interdisciplinarité, c’est avec les outils de l’ensemble des sciences sociales que les intervenants se confrontent aux textes du fondateur du communisme. En ouvrant ce séminaire, souhaité comme un espace de débat dans un « contexte d’hégémonie de la pensée dominante », le CHPM s’inscrit dans la tradition critique de Marx et entend par là démontrer que la pensée du philosophe est encore « bien vivante ».

Dans ce cadre, le philosophe et socialiste marxiste, Michael Löwy est intervenu le 15 octobre dernier pour présenter ses travaux sur ces intellectuels qu'il qualifie de marxistes romantiques: G. Lukacz, T. Adorno, Ernst Bloch, Walter Benjamin et André Breton.  

Si le lien entre romantisme et marxisme semble difficile à établir, c’est que le romantisme est un concept souvent mal défini. Michael Löwy commence sa présentation en rappelant que le romantisme est loin d’être uniquement une école artistique du début du 19ème siècle dont les figures centrales seraient, en France, Lamartine ou Hugo. Le romantisme, pour lui, est avant tout une vision du monde s’exprimant dans toutes les sphères de la culture et des sciences sociales, inaugurée par la publication du Discours sur les origines de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau au milieu du XVIIIème siècle, et se prolongeant encore à notre époque. Or, et c’est ici que marxisme et romantisme se rencontrent, cette vision du monde est porteuse d’une profonde critique de la société industrielle. Pour G. Lukàcs, le romantisme est ainsi une " révolte ou une protestation culturelle contre la civilisation capitaliste industrielle occidentale moderne ". Trois dimensions de la modernité sont tout particulièrement dénoncées : la destruction des communautés traditionnelles à travers la promotion d’un individualisme féroce, la marchandisation et la quantification des rapports humains (disparition des trocs et des dons), ainsi que le " désenchantement du monde " (Max Weber). Michael Löwy explique alors que Marx s’est intéressé à ce courant, notamment par l’intermédiaire des écrits de l’historien britannique Thomas Carlyle. Il y a trouvé une source de légitimité et s’inscrit dans sa filiation théorique.

Le lien entre le romantisme et le marxisme peut paraître surprenant dans la mesure où c’est au nom de la nostalgie d’un âge d’or perdu, souvent assimilé au monde médiéval, et bien loin des théories du matérialisme historique, que le romantisme critique la société capitaliste. Pourtant, s’il existe un romantisme passéiste et réactionnaire, dont le pire ennemi, en tant que quintessence de la modernité, est la révolution ; il en existe un autre, appelé révolutionnaire par Michael Löwy. Dans ce dernier, le retour au passé n’est pas considéré comme une fin en soi, mais comme un détour nécessaire pour préparer un avenir meilleur et poser les bases d’une société plus juste. L’intervenant cite ainsi Rousseau qui, dans le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes construit la fiction de l’état de nature, pour imaginer un système politique nouveau permettant de retrouver la liberté et l’égalité originelles.

Au XXème siècle apparaissent des courants qualifiés par Michael Löwy de "marxismes romantiques". Portés par des intellectuels tels que G. Lukacs, T. Adorno, E. Bloch, W. Benjamin ou encore A. Breton, ces courants interprètent les théories de Marx et Engels à l’aune des concepts romantiques. Ernst Bloch ainsi considère que c’est au nom d’une valeur chevaleresque, celle de la justice (le concept de fairness trouve ses origines dans la légende des chevaliers de la table ronde), que Marx et Engels sont devenus révolutionnaires. Parce qu’il critique la société capitaliste au nom d’une valeur passée et perdue, le marxisme aurait donc de profondes racines romantiques.
Walter Benjamin quant à lui, intègre son héritage romantique à sa conception du marxisme. Au nom de ses valeurs romantiques, il généralise la critique marxiste à l’ensemble de la modernité occidentale. Dans son article Rue à sens unique, publié en 1928, il appelle à une révolution qui permettrait d’en finir avec l’exploitation du prolétariat, mais également avec cette course au progrès technique et scientifique qui conduit inévitablement le genre humain à sa perte. Pour autant, c’est dans le surréalisme, cette "révolte de l’esprit"   que le marxisme révolutionnaire se rapproche le plus de son" idéal-type ". André Breton, dans son deuxième manifeste du surréalisme, en effet, revendique autant son adhésion aux théories du matérialisme historique et du marxisme, que sa filiation romantique, courant dont le surréalisme serait " la queue de comète", avant de nous livrer dans ses écrits, une des tentatives les plus abouties de réenchantement du monde

 


* Séminaire Marx au XXIème siècle, l’esprit et la lettre :

De 14h à 16h, amphithéâtre Lefebvre, Université Paris I Panthéon Sorbonne, entrée libre

19 Novembre 2011 : David Harvey, Histoire contre théorie : la méthode de Marx aujourd’hui.

26 novembre 2011 : Karel Yon, " La démocratie sociale " : espace de liberté syndicaele ou formatage néolibéral de la lutte des classes ?

3 décembre 2011 : Que faire des Cultural Studies ? Autour de l’héritage du marxisme britannique dans la théorisation de la culture.

10 décembre 2011 : Vincent Chambarlhac  et Jean-Numa Ducange, les deux cultures : l’histoire du socialisme dans l’affrontement partisan.

* A lire aussi 

Michael Löwy, Juifs hétérodoxes. Romantisme, messianisme, utopie, par Frédéric Ménager-Aranyi. 

Michael Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, par Jacques Hoarau.