Avec la naissance du mouvement des Indignés et ce que l’on a qualifié de " succès" de la primaire socialiste, il semble que nous assistons à une renaissance de l’intérêt pour le politique. Pour autant, l’émergence de nouvelles formes de politisation ne remet pas en cause le décrochage des classes populaires qui s’opère depuis vingt ans, notamment à la suite de la disparition des grandes idéologies mobilisatrices telles que le communisme. Dans ce contexte, le débat relayé par le New York Times dimanche dernier et intitulé " Faut-il rendre le vote obligatoire ? ", vient donner des pistes de réflexion intéressantes sur le phénomène de l’abstention. Car la question- faut-il ou non faire du vote une obligation ?-n’est bien qu’un angle d’attaque pour saisir le problème de la marginalisation politique de certaines franges de la société, problème crucial aux Etats Unis oùmoins de la moitié du corps électoral se déplace pour les élections présidentielles. Ces élections enregistrent pourtant les taux de participation les plus importants. A cet égard, la rapide évacuation, par les intervenants, de la sempiternelle opposition entre obligation et liberté – valeur si chère aux Etats-Unis – est un signe qui ne trompe pas. Rapidement en effet, le débat se déplace ailleurs, vers la spécificité de cette population laissée politiquement pour compte, vers l’intérêt d’une large participation à la vie politique et vers la meilleure manière d’améliorer cette participation.

Ce débat vient opportunément rappeler que l’abstention touche une catégorie très particulière de la population américaine. Dans sa contribution, Lisa Hill, professeur en Science Politique à l’Université d’Adelaïde, Australie, explique ainsi que ceux qui ne votent pas appartiennent à des populations déjà socialement marginalisées, à savoir les SDF, les pauvres, les chômeurs, les nouveaux citoyens, les minorités, les SDF. Et Marion Just d’ajouter qu’ils sont en général moins éduqués, plus jeunes, et pour beaucoup issus des minorités. A cet égard, Michael C. Dawson, directeur du Center for the Study of Race, Culture and Politics, à l’université de Chicago ajoute qu’à l’abstention spontanée des populations noires américaines viennent se greffer des actions sociales visant à empêcher leur vote. Pour étayer son propos, il s’appuie notamment sur le phénomène des voter integrity squad, groupes proches des Républicains venus en 2010 dans des quartiers noirs des Etats du Sud, tenter de rendre caducs les votes noirs par des mesures d’intimidation. Il évoque d’autre part le caractère discriminatoire de l’obligation de présenter une carte d’identité avec une photo pour pouvoir voter, dans la mesure où la possession de ce type de carte est largement moins généralisée dans les minorités.

Cette relative homogénéité sociale de la population abstentionniste a pour conséquence d’établir une représentation politique biaisée qui, par logique électoraliste, favorise toujours dans sa prise de décisions, les avantages des classes moyennes, qui constituent son électorat. D’autre part, ce phénomène crée un cercle vicieux puisque l’absence de mesure politique en faveur des classes populaires entretient l’idée, communément partagée par cette population, que le politique est incapable de remédier à ses problèmes, idée qui vient alors se matérialiser dans l’abstention.

Hormis Jason Brennan, tous s’accordent à penser que l’élargissement de la participation serait une avancée pour la démocratie américaine. Assistant professeur en éthique, économie et politique publique, ce dernier se distingue par sa prise de position en faveur du maintien du caractère élitiste du vote. Il pense ainsi que l’obligation de vote ne ferait que renforcer l’irrationalité des suffrages dans la mesure où les abstentionnistes sont encore moins bien informés que les citoyens de base, eux-mêmes par définition politiquement incompétents. L’amélioration de la qualité du scrutin passerait pour lui, non par l’élargissement de l’assiette électorale mais par l’éducation des citoyens : " il faut encourager les américains à bien voter ou à ne pas voter du tout ".

Pour autant, la mise en place d’une obligation du droit de vote est-elle la solution la plus efficace pour lutter contre le décrochage des classes les plus défavorisées de la population ? Les avis sur la question divergent : si Lisa Hill considère qu’il s’agit d’une bonne solution, d’ailleurs appliquée dans son pays d’origine, Richard H. Pildes, professeur de Droit constitutionnel à l’Université de New York souligne à juste titre que cette mesure ne s’attaquerait pas aux racines du mal, à savoir le désintérêt massif des classes défavorisées à l’égard de la politique. Pour susciter cet intérêt, il prône ainsi un renforcement de la compétition électorale, ainsi que des efforts en terme d’information et de médiatisation des débats et des discussions. Il propose pour ce faire deux mesures concrètes, l’organisation de primaires ouvertes et le financement public des campagnes. Marion Just, quant à elle, imagine une simplification des procédures de vote, notamment la possibilité pour les citoyens de voter le jour de leur enregistrement sur les liste électorales. Andrew Gelman, directeur du Statistics Center de l’Université de Columbia de conclure alors, que si le débat sur l’obligation du vote est heuristique, il n’en reste pas moins réduit à l’état d’abstraction, aucun politique n’ayant intérêt à favoriser cette mesure, tant elle bouleverserait de manière radicale les résultats du jeu électoral