L’œuvre critique de Jean Starobinski est analysée sous des angles variés et apparaît comme une véritable création littéraire.

Depuis une soixantaine d’années, Jean Starobinski écrit des critiques littéraires. Certaines, ”Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle”, ou encore ”Montaigne en mouvement” ont fait, depuis longtemps, sa renommée. Dans un inédit, ”Diderot. Un diable de ramage”, qui ouvre le numéro 161 que la revue Littérature lui consacre, le critique pose une question pour le moins surprenante : quel est, au XVIIIe siècle, le point commun entre une volière, un couvent de femmes et une société mondaine et cultivée ? Il faudrait ajouter à la triade, la critique littéraire. Réponse inattendue : tous ont en partage un “ramage” souvent brillant, au pire un jargon d’initiés. L’enjeu du recueil se dessine là. Il propose, au-delà des analyses très précises de certains aspects de l’œuvre de Jean Starobinski, une réflexion approfondie sur le statut de la critique littéraire, dans une mise en abyme constante entre le discours critique de Jean Starobinski et ceux produits par les sept auteurs le commentant.

Quel statut accorder à la critique ? Est-elle la forme dégradée de toute création artistique ? Ou une “création” au sens où un roman, un poème, le sont ? De quel usage de la langue son discours relève-t-il ? Jean Starobinski répond à ces questions en pensant la dimension éthique de la critique. Il reprend à son compte la définition que Diderot a donné du jargon, dans un article de l’Encyclopédie. C’est une forme de “ramage”, un discours appris, codifié, non sans agréments parfois, dans une “langue factice”, que seuls quelques initiés peuvent comprendre. C’est un ensemble de “pratiques langagières” servant de “signes de reconnaissance à des groupes restreints” ; pratiques qui mettent en lumière une société dans laquelle “on s’entre-siffle”.

Ce type de discours se dévoie parfois dans l’incapacité à recevoir ce qui étranger à sa propre pratique. Il est, alors, absence de liberté. Mais, bien qu’il soit très codifié, il peut avoir un pouvoir fécondant. À condition que le critique soit à l’écoute de l’œuvre et y distingue le convenu et l’original. Le point de vue de Jean Starobinski est tout à fait intéressant, même s’il n’est pas nouveau (la pensée de Blanchot dans L’Espace littéraire et ou celle de Barthes dans Critique et Vérité, présupposent une écoute approfondie de l’œuvre). Il met au jour la tension nécessaire, pour le critique, au cœur même de son écriture, entre son écoute indispensable de l’œuvre et sa propre expérience de lecture. Tension redoublée par la nécessité contradictoire d’être en empathie avec son objet, de l’accueillir tout en le tenant à distance. Avec, in fine, l’élaboration de sa propre pensée. Ce sont ces deux aspects que relèvent Patrick Brasart et Jean Lacoste.

Patrick Brasart, dans son article “Solve et Coagula : Starobinski et la Révolution française”, renouvelant le geste de Jean Starobinski par son attention au plus ténu, revient sur l’analyse par ce dernier, de dix vers de Chénier, dans Les Emblèmes de la raison. Le corpus, à première vue très restreint, ouvre, ainsi que le démontre Patrick Brasart, sur l’analyse par Jean Starobinski, de la confiscation du discours littéraire par le pouvoir politique, pendant la Révolution française. La langue, de Mirabeau à Robespierre, est devenue, dit-il, en s’appuyant sur la notion de volonté générale qu’il analyse chez Rousseau, en particulier dans le Contrat social, une langue de bois asservie à la cause prétendument juste de la violence durant la Terreur. De là, quelques années plus tard, dans Le Remède dans le mal, l’idée développée par Jean Starobinski relisant l’œuvre de Rousseau, du “concernement”, une forme d’obsession de la vérité.

Jean Lacoste, par ailleurs, dans son article “Né pour voir”, promeut, à la suite de Jean Starobinski lisant Poésie et Vérité de Goethe dans Largesses, la capacité du critique à donner sens à l’œuvre à partir de ce qui le constitue, au plus intime. Pour le montrer, Jean Lacoste rappelle la formation de psychiatre de Jean Starobinski, ses études sur la mélancolie, au carrefour entre les humanités et la science et ses qualités de “rigueur” et d’“efficacité acquises lors de ses études” et à l’œuvre dans sa critique. Il souligne également l’intérêt de Jean Starobinski pour la mutation des sciences. Puis, Jean Lacoste reprend l’analyse par Jean Starobinski dans Les Enchanteresses, de quelques mots, qui ont perdu de leur puissance depuis le XVIIe siècle, tels que “ravir”, “séduire”, “charmer”, “enchanter” et son contraire le désenchantement. Si Goethe a pu ressentir une forme de désenchantement du monde face au progrès (celui de la science en particulier). Jean Starobinski, lui, au contraire, pense la mélancolie comme l’expression de la liberté du sujet face aux contraintes sociales. Il rappelle qu’elle a été chez Montaigne une modalité de la réconciliation avec soi et pour Rousseau une exigence de vérité. Et, comme il l’affirme dans Le Remède dans le mal, à condition de ne pas se laisser entraîner par elle, la mélancolie n’obère pas le pouvoir toujours efficient de la littérature de ré-enchanter le monde. C’est ce que Jean Lacoste appelle le “pouvoir d’écart” de la littérature, à l’œuvre aussi dans le discours critique.

Bernard Vouilloux, s’appuyant sur les ouvrages que Jean Starobinski a consacrés à la peinture et notamment sur Diderot et sur Garache, va plus loin encore. Il rend hommage à Jean Starobinski en citant, en particulier, un propos de Largesses dans lequel le critique considère l’œuvre d’art comme un don de l’artiste. C’est un don comparable que fait, selon Bernard Vouilloux, un critique tel que Jean Starobinski. Pour le montrer, Bernard Vouilloux part de la notion de geste qu’il a lui-même analysée dans son ouvrage Le Geste ressassant. Même si le geste en peinture, telle que Diderot l’a pensée, est représentation de l’instant, il est l’instant particulier où tout est encore possible. Il est un “sursaut” et la préfiguration de ce qui va advenir, comme le suggère le geste si coutumier d’ouvrir les volets le matin avec “l’impression d’embrasser le monde, d’en accueillir l’offrande”. Le geste, trace de nos émotions, est une forme d’élation vers autrui. Il fait de l’œuvre d’art le don de soi de l’artiste. Un modèle pour la critique.

Le don présuppose une dimension peu explorée de la critique que met en lumière Jean-Claude Mathieu dans son article “Le toucher des mots et la vie des gestes”. Il insiste sur la dimension sensorielle de la critique de Jean Starobinski. Quand les mots sont à même de rendre sensible la “frange vivante du sentir”, alors la critique est un “toucher juste”. Pour le prouver, Jean-Claude Mathieu s’appuie notamment sur les premiers écrits de Jean Starobinski. Il rappelle l’intérêt porté par Jean Starobinski à La Lettre sur les aveugles de Diderot et l’importance que le philosophe a accordée à l’idée que l’expérience sensible est une modalité de contact avec le monde. Jean-Claude Mathieu approfondit cette question du toucher telle qu’elle a été pensée par Jean Starobinski, et telle que ce dernier l’a pointée chez Diderot, Chénier, Flaubert, Proust, Michaux et Char ou dans la peinture de Garache, non pour glorifier l’expérience sensible mais parce que la sensation dit quelque chose de vrai du sujet. Elle est, en effet, la zone frontière entre le dehors et le dedans, le “moi-peau” (titre au demeurant d’un ouvrage du psychanalyste Anzieu) que Freud a mise en lumière. Elle dit la nécessité, pour l’écrivain, puis pour son critique, de toucher par les mots le lecteur.

C’est au prix de cette écoute attentive et sensible que le critique est un dépisteur. C’est ce que montre Claude Mouchard, dans son article “Entre deux mots. Notes en marge d’Action et Réaction”. Claude Mouchard met en évidence le souci de Jean Starobinski de ne pas figer sa recherche mais de l’ouvrir le plus largement possible. Pour cela, il analyse le couple antithétique d’action et de réaction à partir des domaines explorés par Jean Starobinski de la physique, de la médecine, de l’histoire des sciences (et au-delà de la philosophie et de la technique, par exemple, qui servent de réservoir métaphorique parfois à sa pensée). L’action, c’est étymologiquement, comme le précise Jean Starobinski “pousser en avant, faire avancer un troupeau”. L’activité pastorale est devenue, pour le critique, une activité discursive.

En bref, ce numéro de la revue Littérature propose une réflexion très précise sur la critique. Chacun des auteurs, Jean Starobinski comme les auteurs qui le critiquent, pense la critique, à partir du cœur de sa recherche et, à sa façon, promeut un discours critique qui sort des sentiers battus, en se plaçant, résolument, sous le signe de l’insolite et de l’inattendu. La critique prend, ici, ses lettres de noblesse. L’empathie des sept contributeurs pour l’œuvre de Jean Starobinski favorise leur hauteur de vue. Comme le précise Stéphanie Cudré-Mauroux en charge, à la Bibliothèque nationale de Berne, du fonds Pierre Jean Jouve, et en particulier de toute la correspondance, pendant une trentaine d’années, entre l’écrivain et son critique favori Jean Starobinski, la critique, quand elle est pratiquée ainsi, se place en “ce lieu supérieur d’où [elle] peut dominer l’ensemble d’une œuvre”. C’est en ce lieu que l’œuvre critique de Jean Starobinski s’ouvre à l’universalité. Le critique est alors lui-même, comme le précise Jean Lacoste, Lyncée, le pilote des Argonautes, figure du Second Faust de Goethe, analysée par Jean Starobinski dans La Relation critique. Il est “celui qui a un œil de lynx”. Il est né pour voir