Frédéric Rouvillois décortique la création d’un phénomène éditorial : le best-seller.

Qu’est-ce qu’un best-seller ? Qui le “fait” ? Ces questions traversent le monde éditorial à la recherche de “coups” pouvant apporter gloire et succès. C’est à ces questions que Frédéric Rouvillois souhaite répondre en dressant l’histoire de l’invention du best-seller, cette machine de guerre qui entraîne dans son sillage des millions de personnes. Construisant son argumentation autour de trois axes (“Qu’est-ce un best-seller ?”, “Comment on fait un best-seller” et, enfin, “Pourquoi on achète un best-seller ?”), Frédéric Rouvillois montre de façon très approfondie que le best-seller est avant tout une construction. Son postulat est simple : un livre ne se vend pas à des millions, voire des milliards, d’exemplaires (comme le Petit Livre rouge ou la Bible), sans qu’il y ait eu une intervention – même involontaire – de l’homme.

Bien avant les idées ingénieuses de Bernard Grasset, qui se targuait d’être l’inventeur du “best-seller” – ce qui est vrai dans la mesure où il est le premier à avoir appliqué les règles du marketing pour vendre un livre – le concept de best-seller existe depuis des siècles : en Espagne, au XVIIe siècle, tout le monde veut lire le roman caustique et cinglant de Miguel de Cervantès, Don Quichotte. C’est une véritable découverte qui s’étend au-delà du royaume et touche toute l’Europe ; aux États-Unis, en 1852, La Case de l’oncle Tom d’Harriet Beecher Stowe se vend à des milliers d’exemplaires (on ne parle pas encore de millions à cette époque). Pour Frédéric Rouvillois, le monde du livre doit donc composer (comme n’importe quel domaine économique) avec la mondialisation qui a étendu le lectorat et a multiplié le nombre de ventes.

En effet, les best-sellers sont ainsi nommés à cause des ventes incroyables qu’ils réalisent, seule “preuve” du succès d’un livre. À partir du moment où ces chiffres acquièrent cette importance, les éditeurs vont savoir en jouer, soit pour en faire un argument de vente, soit tout simplement en les gonflant artificiellement. Ainsi, en prenant encore une fois l’exemple du roman d’Harriet Beecher Stowe, son éditeur, John Jewett, annonce, en mars 1852, une semaine après la parution, que 5 000 personnes l’ont déjà acheté. Après deux semaines, on en est à “10 000 exemplaires vendus !”. En juin, nouveau chiffre annoncé dans les journaux, non plus dans un encart mais sur une page entière : “Une vente sans précédent dans l’histoire de la librairie en Amérique, 50 000 exemplaires vendus”. Enfin, un an après la parution, Jewett déclare que près de 305 000 lecteurs ont acheté La Case de l’oncle Tom. Cette exagération des chiffres est, pour Rouvillois, l’une des premières “interventions” de l’homme sur la création du best-seller.

Il note également la création de mythes (comme par exemple pour La Vie de Jésus d’Ernest Renan) et le lancement de rumeurs – plaisantes ou déplaisantes – autour du roman et/ou de son auteur, le procès et la censure étant également de bons moyens de faire vendre. C’est avec l’industrialisation que le phénomène s’étend. Les stratégies éditoriales et les désirs des lecteurs “banalisent le best-seller à 100 000 exemplaires. Et c’est maintenant le cap du million d’exemplaires qui se trouve atteint” et, dès les années 1950, on dépasse “le cap des cinq millions d’exemplaires”, jusqu’à arriver à un record avec la sortie du quatrième des sept tomes de la saga Harry Potter. Cette sortie revêt un caractère exceptionnel car elle met en place de nouveaux modes de distribution : ouverture des librairies à minuit, sortie mondiale, véritables “happenings” organisés, etc., mais aussi, et surtout, la rapidité de vente : neuf millions d’exemplaires vendus dans les vingt-quatre heures suivant la sortie du livre.

En réalité, la “réclame” devient au XXe siècle une véritable force pour “créer” du best-seller. Et, pour Rouvillois, l’éditeur se trouve derrière tout le système. Pour exemple, l’histoire du roman Maria Chapdelaine d’un certain Louis Hémon. Ce roman ne marche pas et si Payot acquiert les droits, c’est en se disant que rien de bon ne pourra en être tiré. Mais Bernard Grasset pense, lui, qu’il y a de la matière et l’achète à Payot. Au même moment, Alphonse Daudet, écrivain reconnu et adoré, en fait une critique élogieuse. Grasset en profite et “harcèle la presse, couvre d’affiches les murs des villes et les colonnes Morris, et remplit les journaux de placards avertissant les lecteurs de la progression de vente”. Cette stratégie est payante et deviendra bientôt la norme. Paul Acker (journaliste) résume la situation : “Le talent aujourd’hui n’est presque rien, la réclame est tout.” Cette stratégie qui revient à “forcer le destin” tient en trois axes fondamentaux : d’abord, “faire connaître”, c’est-à-dire assurer le lancement du livre ; puis, “faire acheter” et c’est ainsi qu’apparaissent les collections à petits prix et la révolution, qui date en France de 1953, du livre de poche ; enfin, “faire savoir”, c’est-à-dire annoncer au public quels sont les romans “à lire”. Pour cela, les listes des best-sellers apparaissent et sont publiées régulièrement dès 1912 dans le Publishers Weekly et le New York Times.

La modernisation et l’évolution des technologies apparaissent également comme des nouveaux média pour créer du best-seller. En effet, l’apparition et la démocratisation de la télévision dans les foyers donnent aux producteurs de cinéma des idées pour relancer la machine : adapter des romans. Les succès se suivent, ayant une double conséquence : le film relance (ou lance) un livre et le livre lance le film… (James Bond en est l’exemple criant).

Le “temps” pour un best-seller est également un élément important malgré les différentes formes qu’il adopte. Ainsi, si la saga Harry Potter est devenue très vite un best-seller, elle continue à l’être des années après. Tandis que des livres comme les romans à l’eau-de-rose de Barbara Cartland sont des best-sellers à leur sortie mais chutent au tréfonds du classement des meilleures ventes dans les semaines qui suivent… jusqu’à la parution du suivant ! On parle alors de best-sellers “préfabriqués”. Le temps des best-sellers est essentiel car il transforme les romans en (selon que ce temps est court, long à venir ou long dans la durée) best-sellers “immédiats”, best-sellers “tardifs” ou “long-seller” (le dernier exemple en France est le succès de L’Élégance du hérisson de Muriel Barbery).

Le temps est également important pour le premier concerné par le succès du roman : l’auteur. Pour Frédéric Rouvillois, le phénomène de “best-sellarisation” a deux conséquences sur les auteurs. La première est de créer une division entre les auteurs à succès et les autres, chacun se croyant plus légitime que l’autre. La seconde est de créer une véritable quête du succès. Ainsi, Gustave Flaubert, se perdant en critiques sur ces contemporains, connus et adulés, ne pouvait s’empêcher de déplorer l’insuccès de certaines de ses œuvres. Cette ambivalence va même plus loin lorsque le non-succès devient une revendication. Ainsi, les frères Goncourt déplorent les ventes en masses d’auteurs médiocres. Pour eux, seuls ceux qui ne vendent pas sont dignes d’être appelés “écrivains”, et c’est pour les honorer qu’ils créent le prix Goncourt. Au départ, le prix se voulait donc être une récompense pour des auteurs inconnus sans pour autant leur donner la gloire. Pourtant, on voit bien aujourd’hui, à l’heure où le Goncourt assure la fortune de son auteur et de son éditeur, que les choses ont bien changé…

Les écrivains sont donc liés aux best-sellers, qu’ils connaissent ou non le succès, qu’ils soient des auteurs inconnus, des stars ou des écrivains déchus (ce qui arrive) : tous ont plus ou moins en tête la volonté de se soumettre à l’écriture d’un best-seller car, comme le dit Frédéric Dard : “À partir du moment où on a trouvé un filon, eh bien, merde, on y va.”

Enfin, en bout de chaîne, le lecteur. Dans cette dernière partie, Frédéric Rouvillois veut savoir pourquoi les lecteurs encensent un ouvrage plutôt qu’un autre. Pour lui, une fois encore, rien n’est dû au hasard. La lecture est commandée par des éléments bien précis : lectures obligatoires (ouvrages saints comme la Bible, ou ouvrages scolaires), lectures pour s’intégrer dans une communauté (comme les ouvrages du prix Goncourt que tout le monde achète mais que seulement la moitié lit) et lectures de “confort” (ce qu’on lit pour se divertir, expliquant le succès des romans policiers).

Cet essai est extrêmement bien construit, très étayé et passionnant. D’une plume enlevée, parfois dure, parfois caustique, il démontre habilement comment le Graal des éditeurs contient une grande part d’éléments maîtrisés, que ce soit de la part de l’éditeur, de l’auteur et du lecteur. Il existe bien quelques “miracles”, quelques éléments qu’on ne peut prendre en compte (miracle de la rencontre, de la découverte) mais ils ne sont pas suffisamment significatifs pour définir à eux seuls ce qu’est un best-seller.

On peut toutefois reprocher à l’auteur des prises de positions, des préjugés et des critiques qui ne s’appuient que sur sa propre expérience de lecteur. Ainsi, sa diatribe sur l’ouvrage de Stéphane Hessel, Indignez-vous !, succès de librairie, qu’il trouve simpliste et convenu, n’a pas vraiment sa place, de même que certaines remarques sur les douze ouvrages les plus lus au monde. Bien qu’il se défende de vouloir juger de la qualité d’un best-seller et bien qu’il veuille éviter le piège qui est de dire que si un livre se vend très bien c’est qu’il doit être de mauvaise qualité, il ne peut tout de même s’empêcher de tomber dans ces travers.

Par ailleurs, l’approche expliquant que chaque best-seller est le produit d’une construction, volontaire ou involontaire, est très complète mais fait l’impasse sur une question qui reste essentielle : face à l’incroyable progression de la technologie et face à la numérisation des textes, pourquoi le livre reste-t-il la valeur refuge du savoir et pourquoi nous retrouvons-nous tous autour de certains ouvrages ?