Joe Boyd livre un témoignage sur l’environnement musical des années 60 et fait le portrait d’une société en mouvement, insouciante, dont l’héritage est immense.

Les bicyclettes blanches, c’était ces vélos mis gratuitement à disposition du public par les provos d’Amsterdam, en 1965. Chacun pouvait s’en servir pour se déplacer, puis abandonner sa monture où bon lui semblait, à disposition d’un prochain usager. Pour Joe Boyd, les années 1960 ont pris fin le jour où certains ont commencé à voler ces vélos, pourtant symboles d’un idéal de philanthropie.

En tant que producteur, Joe Boyd a vécu cette période à travers l’un de ses meilleurs aspects : la musique. En 304 pages, il revient sur sa passion pour l’organisation de concerts et la découverte de nouveaux talents, sur les artistes qui ont marqué sa carrière, ses paris artistiques, ses regrets. Sans manquer de dépeindre avec finesse le bouillonnant foisonnement des sixties, tant culturel que politique : le mouvement des droits civiques et l’imminence de la guerre du Vietnam, mais aussi les drogues omniprésentes et les descentes de flics dans les clubs enfumés.

À l’aube des années 60, Boyd est étudiant à Harvard. Un jeune homme de bonne famille qui passe ses nuits à écouter du blues avec ses copains, discutant jusqu’au petit matin d’un solo de guitare ou du timbre d’une voix. Alors qu’il n’a pas encore fini ses études, il se met en tête d’arracher le formidable bluesman Lonnie Johnson au restaurant où il travaille à Philadelphie, pour le faire remonter sur scène. Le concert est un succès. C’est le début d’une longue carrière motivée avant tout par l’envie de faire découvrir des artistes talentueux, et de les faire jouer ensemble. Bientôt, notre mélomane organise les concerts des plus grands jazzmen : Roland Kirk, Coleman Hawkins, Miles Davis, Thelonious Monk…

Il est là, tapi dans les coulisses du festival de Newport, en 65, quand Bob Dylan fait scandale en arborant amplis et guitare électrique. Joe Boyd raconte à merveille comment celui qui incarne la nouvelle garde musicale vient alors de tirer un trait sur les ballades folk traditionnelles de la génération précédente. Non seulement il l’analyse de manière rétrospective, mais il parvient à nous faire ressentir le désarroi de ces musiciens de blues présents à ses côtés, qui sentaient déjà l’avenir de la musique leur échapper.

Installé à Londres, Boyd monte ensuite le fameux club UFO (OVNI, en Français), qui accueillera les toutes premières prestations de groupes aujourd’hui devenus mythiques : durant les premières années, les Pink Floyd, encore emmenés par Syd Barrett, y donnent trois concerts par mois. C’est à cette époque que Boyd crée son propre label, Witchseason, et commence à produire les groupes qui marqueront sa carrière, comme Sandy Denny, The Incredible String Band, Fairport Convention, ou Nick Drake. Entraînant le lecteur dans le quotidien de ces artistes avec qui il a entretenu de profonds liens d’amitié, il nous plonge dans l’ambiance psychédélique de leurs soirées de trip à l’acide et de nuits de travail en studio, quand le matériel était encore analogique et que les morceaux étaient enregistrés sur quatre pistes.

Qu’on ne s’y trompe pas : si l’auteur s’efforce de montrer combien ces années furent stimulantes et innovantes en matière de musique, jamais il ne cède à la nostalgie qui est si souvent d’usage pour évoquer les années 60. Victime de son propre système, d’un trop plein d’idéalisme, peut-être d’une certaine naïveté, la décennie enchantée a subi le même sort que les bicyclettes blanches. Joe Boyd s’en rendra compte quand, de retour aux Etats-Unis en 1971 pour diriger le département musique des studios Warner, il assiste au déclin artistique et personnel d’un grand nombre de ses amis. Certains sont happés par les promesses de la scientologie, d’autres séduits par la coke et l’héroïne qui remplacent déjà les acides. L’auteur, lui, a "triché", comme il dit : il a flirté avec ces années folles sans jamais complètement s’abandonner à elles. Sans les juger, il les restitue dans White bicycles avec fidélité.


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Crédit photo : wallyg / flickr.com