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La crise de l’euro est une crise de la dette. Celle des pays avancés a atteint des niveaux inconnus depuis la Seconde Guerre mondiale. Après la quasi-faillite de l’Irlande, de la Grèce et du Portugal, la France est menacée de rejoindre l’Italie et l’Espagne sur la liste des pays considérés comme fragiles par les agences de notation. Une récession prolongée du monde développé est désormais certaine, estime le financier George Soros dans un article récent : la question est désormais de savoir si l’on saura éviter une véritable catastrophe. Pour Soros, " la crise de l’euro est la conséquence directe du krach de 2008 ". Ce dernier est né de l’effondrement d’un échafaudage d’obligations sophistiquées édifié par des banques américaines à partir de prêts hypothécaires consentis à des propriétaires insolvables. Déjà lourdement endettés en raison de leur propension congénitale à dépenser plus qu’ils ne gagnent, les États riches ont pris le relais des banques défaillantes, endossant leur passif. Comme en 2008, constate Soros, on assiste à la soudaine dépréciation de valeurs que l’on jugeait sûres : hier les obligations fabriquées par les banques américaines, aujourd’hui les emprunts d’État.

Dans les deux cas, peut-on ajouter, il faut payer le prix d’une erreur de jugement des responsables économiques et financiers. D’où vient-elle ? En 2008, dans le premier numéro de Books, nous mettions l’accent sur deux phénomènes : d’une part, le "panurgisme " des milieux financiers (leur tendance à suivre la tendance) ; d’autre part, le désaccord des meilleurs économistes sur des données de base, en l’occurrence la question de savoir si le comportement des agents est foncièrement rationnel ou irrationnel. Avec son livre sur l’histoire de la dette, l’anthropologue britannique David Graeber jette un autre pavé dans la mare : la plupart des économistes se trompent sur la nature de la monnaie, du crédit et de l’endettement. Un livre "fascinant ", juge Gillian Tett dans le Financial Times.

Selon le schéma classique présenté par les historiens de l’économie depuis Adam Smith, la monnaie a remplacé le troc, et le crédit s’est développé par la suite. C’est faux, écrit Graeber : des relations de crédit et, donc, d’endettement très complexes ont de loin précédé l’invention de la monnaie ; quant au troc, il a toujours été un pis-aller, et ne s’est vraiment développé que dans des situations particulières ou de crise. En 3200 avant notre ère, les Mésopotamiens, qui n’avaient pas de monnaie, pratiquaient le prêt à intérêt et inscrivaient les transactions sur des tablettes. C’est cette " monnaie virtuelle " qui est à l’origine de la monnaie, et non le troc, conclut Graeber après avoir passé en revue toutes les civilisations connues.

Une vieille illusion
Analysant ensuite les grands cycles de l’histoire économique depuis l’Antiquité, il voit se dessiner deux types de périodes, marquées par une plus ou moins grande préférence pour le crédit. Ainsi, l’Empire romain privilégiait le paiement cash (en métal précieux), tandis que le Moyen Âge européen développait une préférence pour le crédit. Plus récemment, l’abandon de l’étalon-or, en 1971 a engagé l’Occident dans une nouvelle phase de préférence pour le crédit, et donc la monnaie virtuelle. En devenant excessive, cette inclination a conduit aux dérèglements actuels. Dans le passé, elle a fait chuter des empires. Ainsi de Rome, qui avait fini par abandonner la préférence pour le cash.

Pour Graeber, par ailleurs anarchiste patenté, la propension des économistes à négliger le rôle fondamental de la dette dans les sociétés est liée à un déni : ils n’aiment pas reconnaître que le crédit est au cœur des relations de domination. L’endettement est une construction sociale fondatrice du pouvoir. Les débiteurs insolvables ont nourri l’esclavage. Aujourd’hui, les emprunteurs pauvres, qu’il s’agisse de particuliers des pays riches ou d’États du tiers-monde, sont enchaînés aux systèmes de crédit. Forts de ce déni, les économistes entretiennent une vieille illusion : celle que l’opprobre est forcément à jeter sur les débiteurs, jamais sur les créditeurs. En sanskrit, en hébreu, en araméen, un même mot désigne la dette et la culpabilité. Le préjugé a la vie dure. L’histoire récente le montre, les États ont davantage tendu à protéger les créanciers. Le FMI et les agences de notation ont aussi été créés pour cela. Et nous avons oublié une leçon déjà enseignée par les dirigeants mésopotamiens : à partir d’un certain moment, si l’on veut éviter l’explosion sociale, il faut savoir effacer les dettes, " effacer les tablettes ", dit Graeber. Le premier mot recensé dans une langue pour désigner la liberté est le sumérien amargi, qui signifie être libéré de sa dette (et, littéralement, avoir le droit de retourner à sa mère).

Le problème des économistes est qu’ils " ignorent les relations humaines qui ne sont pas appréhendées par l’économie formelle »" dit Graeber. Que le Financial Times tresse des couronnes à cet anthropologue anarchiste en dit long sur le désarroi du monde financier

Olivier Postel-Vinay