Un ouvrage remarquable sur un thème insuffisamment étudié de l´histoire de l´art.

La grande circulation des images dans le monde contemporain a comme effet premier sa naturalisation : on est tellement habitué à les consommer et manipuler que cette familiarité nous cache les secrets prodigieux qu´elles recèlent. DansLe ciel est bleu – Une histoire de la photographie couleur, Nathalie Boulouch, à qui on devait déjà une étude sur  l´invention et l´usage de l´Autochrome par les frères Lumière   nous dévoile l´histoire de l´invention de la couleur en photographie, les différentes étapes de son industrialisation et diffusion auprès du grand public, et sa lente mais progressive légitimation en tant que medium proprement artistique. Abordant la photographie couleur d´un point de vue historique, encadrant culturellement et esthétiquement son objet d´étude, prêtant attention à toutes les minuties techniques nécessaires pour que ce qui un jour était encore un rêve devienne un autre la plus incontestable des réalités, le livre de Nathalie Boulouch dénaturalise notre regard et nous restitue les enjeux complexes des images en couleur de la photographie.

Si la couleur mérite une étude à part entière c´est précisément parce qu´il ne s´agit pas d´un donné naturel de l´image. Pendant longtemps la photographie n´a pas eu les moyens de rendre les couleurs du monde : le daguerréotype, de 1839, laissait à cet égard beaucoup à désirer, et c´est l´histoire de ce désir, cette course pleine d´obstacles, que l´auteur nous raconte en détail dans les premiers chapitres de l´ouvrage. Le lecteur non-initié peut, lui aussi, rencontrer ici quelques obstacles, dus à la complication inhérente aux nombreuses méthodes essayées par les savants du XIXème siècle dans la poursuite de la couleur, mais la main ferme de Nathalie Boulouch le conduit habilement entre les deux grands groupes de procédés – empreinte et reconstitution –, qui en 1907 connaitront une première synthèse, avec l´Autochrome des frères Lumière.

L´Autochrome – dispositif dont l´auteur est spécialiste et auquel elle a consacré sa thèse - recueille ingénieusement le meilleur des techniques directes et indirectes, déclenchant ainsi la première révolution de la photographie couleur, qui rayonnera très rapidement en Europe et Amérique grâce au réseau et au savoir-faire commercial de la Société Lumière. Son hégémonie finira uniquement dans les années 30, avec l´invention presque simultanée du Kodachrome et de l´Agfacolour Neu, techniques qui disqualifient la synthèse additive à la faveur des processus de "développement chromogène"   et qui ouvrent un nouvel âge de la photographie couleur, où sera possible sa popularisation de plus en plus progressive. Nathalie Boulouch ne se limite pourtant pas à l´exposition du fonctionnement des différentes techniques, mais montre comment les conquêtes de cette période ont été accompagnées par une quête de réalisme, une volonté de décrire le monde dans une splendeur jusque-là dissimulée, et qui s´est mise en œuvre, par exemple, dans les usages très diversifiés - ethnographiques, scientifiques et publicitaires  - auxquels la photographie couleur s´est prêtée.

Du côté de l´art, pourtant, le coup de foudre a été plus lent, et les raisons sont restituées avec acuité dans les chapitres les plus intéressants de l´ouvrage. "L´autre du noir et blanc"   , comme le note Nathalie Boulouch, la photographie couleur a été pendant une grande partie du XXème siècle reléguée à un rang inférieur, considérée comme un passetemps d´amateurs dans les parties de campagne et destituée par conséquent de valeur artistique. Trop automatique et trop réaliste, voilà ce que les milieux de l´art l´ont longtemps reproché. Il faudra attendre 1976 pour qu´un commissaire audacieux ose son introduction dans l´institution muséale : John Szarkowski se voit ainsi crédité de "l´invention de la photographie couleur moderne"   puisqu´en consacrant à William Eggleston une grande exposition au MoMA il donne pour la première fois toute la légitimation au nouveau medium. Et c´est en tant qu´art pleinement assumé que l´auteur analysera et synthétisera dans les dernières pages de son livre les différents courants, œuvres et artistes de la photographie couleur contemporaine, à l´aube des technologies numériques.

Mélange inévitable de genres – à la fois récit presque héroïque des prouesses techniques, étude culturelle de l´entrecroisement des usages de la photographie couleur au XXème siècle et histoire de sa progressive reconnaissance en tant que forme proprement artistique – cet ouvrage, servi par une écriture sobre et limpide, enrichi notre connaissance d´un petit pan – cette fois bleu  - du mur vaste et complexe des images qui nous entourent. Venant combler une lacune évidente du rayon l´histoire de l´art, ce livre s´imposera sans doute comme manuel de référence, et laisse seulement son lecteur dans l´attente d´un futur regard un brin moins scolaire sur son sujet, regard qui pourtant s´aperçoit ici, déjà à l´œuvre, dans le très singulier et inattendu choix iconographique