David Stasavage montre que, du Moyen-Age à l'ère moderne, les cités-Etats ont bénéficié d'un meilleur accès au crédit que les grands États territoriaux (France, Angleterre). Pourquoi ? Grâce à la présence d'assemblées représentatives puissantes, efficaces et composées d'une élite marchande.

La prégnance et la profondeur de la crise actuelle de la Grèce et de la zone euro révèlent le poids de l'endettement public dans la conduite d'une politique économique et son importance dans le débat politique. De nombreux commentateurs, économistes, sociologues, historiens, se sont récemment attachés à remettre en perspective les syndromes de la crise : par le passé la Grèce a déjà dû faire face à de graves difficultés économiques, menant à une mise sous tutelle internationale. L'Etat grec a longtemps été menacé par une faiblesse structurelle, tant de sa discipline fiscale que du contrôle démocratique. En outre, d’autres Etats, dans l'histoire et dans le monde, ont dû passer par un défaut de paiement.

Dans ce contexte, l’ouvrage de David Stasavage, States of Credit, reposant sur une analyse fine de l’histoire économique de l’Europe, est particulièrement éclairant. Il nous rappelle des évidences parfois oubliées et pose les bonnes questions, qui prennent aujourd’hui une résonance forte : comment et pourquoi certains Etats européens ont-ils eu accès au crédit plus tôt que d’autres ? Quels Etats étaient considérés plus solvables ? Et sur quels critères? Plus particulièrement, la contribution de David Stasavage s’inscrit dans trois débats académiques en cours : le rôle de la conduite de la guerre (warfare en anglais) dans la formation de l’Etat moderne en Europe, le rôle de l’innovation dans la stratégie de croissance des villes européennes et le développement des institutions modernes face à la question de l’accès au crédit.

En situant son étude de la fin du Moyen-Age aux débuts de l’ère moderne (de 1250 à 1750), en Europe, David Stasavage montre que les institutions et la gouvernance des États européens ont joué un rôle clé dans leur politique d’endettement et d’accès au crédit : les cités-Etats (comme Gênes, Florence, Anvers ou Bruges), dotées d’assemblées efficaces, puissantes et représentatives de l’élite mercantile, pouvaient accéder au crédit dans de bien meilleures conditions et bien plus tôt que les « États territoriaux » (France, Castille, Angleterre). L’auteur montre ainsi qu’historiquement, la meilleure recette pour avoir accès au crédit consiste en une oligarchie de marchands dominant un territoire dense et restreint.

David Stasavage est un chercheur en science politique et en histoire économique de l’Université de New York, spécialiste de la question de l’endettement public et des institutions démocratiques. Si sa lecture, américaine, de l’avènement de l’Etat moderne et des institutions démocratiques en Europe reste dominée par l’axiome taxation/représentation/surveillance de l'Etat, elle n’en reste pas moins cohérente, passionnante et appuyée sur de nombreux sources historiques. David Stasavage nous rappelle que le besoin d’endettement public, de la part d’Etats alors en formation, obéissait à une seule dynamique : celle d'anticiper ou de répondre aux guerre. A cet égard, pour David Stasavage, l’avantage financier dont jouissaient les cités États dans leur accès au crédit leur a permis « de survivre dans un état de guerre constant et face à des ennemis supérieurs en nombre ». Au-delà de cette corrélation, esquissée par Karl Marx dans Le Capital et Fernand Braudel dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme, l’originalité de David Stasavage est d’explorer en détail les conditions de l’accès au crédit et les bases de la confiance accordée aux États emprunteurs.

L'ouvrage démontre que les États territoriaux n'ont pas voulu ou n'ont pas pu, principalement à cause des coûts de transport et de communication, réunir des assemblées représentatives efficaces. David Stasavage revient sur un exemple connu des lecteurs hexagonaux : la faiblesse structurelle des États généraux, trop peu convoqués par le roi (et principalement en situation de crise) et peu efficaces... contrairement à l'Assemblée de Paris et au système des rentes de l'Hôtel de Ville qui a connu un certain succès. A l'inverse, David Stasavage soutient et prouve que plus un État est petit, d'une part, plus son élite est composée de marchands (et non de seigneurs ruraux), d'autre part, meilleur est le contrôle de l'exécutif et du budget, et plus aisé devient son accès au crédit (en termes de taux d'intérêt). L'auteur écarte ainsi ici des facteurs tels que l'innovation, montrant que des cités Etats conservent des conditions de crédit bien plus avantageuses que les États territoriaux après leur période d'innovation intensive, ou encore le niveau de taxation. Pour étayer sa thèse, le chercheur analyse dans le détail et compare (grâce à une étude quantitative comparant les conditions du crédit) l'existence, la composition et le niveau de compétences (sur les impôts et les dépenses) des assemblées représentatives entre États territoriaux et Cités Etats. Cette étude, au cœur de l'ouvrage, lui permet de démontrer l'avantage comparatif des Cités Etats. Un avantage qui lui semble dû, non seulement  à la présence d'institutions solides et d'une élite mercantile développée mais également à des facteurs plus structurels et plus anciens : l'essor économique, le niveau d'urbanisation, et finalement l'émergence des cités-Etats s'expliqueraient par la partition de l'empire carolingien et l'éclatement de l'Europe lotharingienne (couloir allant d'Utrecht à Florence couvrant la Suisse), ancien centre de l'Europe ensuite devenu périphérie (entre d'une part le royaume de Charles, future France, et d'autre part le royaume de Louis, future Allemagne). L’auteur confirme et approfondit dans un second temps la pertinence de ces résultats en explorant en détail les mécanismes institutionnels et l’évolution de l’accès au crédit dans trois cités-États (Cologne, Gênes et Sienne) et trois États territoriaux (la Castille, la France et les Pays-Bas), donnant ainsi une vue à la fois d’ensemble et rapprochée des différentes réalités institutionnelles et politiques en Europe.

Sur le plan intellectuel comme sur celui de la démonstration historique et mathématique, l’ouvrage de David Stasavage est d’une grande richesse, tendant parfois à la profusion, tant l’auteur tient à faire systématiquement une synthèse des recherches. Au carrefour de l’économie institutionnelle, de la science politique et de l'histoire économique, David Stasavage semble faire peu de cas – et cela pourrait être une des rares limites de l’ouvrage – de l’essor extraordinaire de la finance qui a joué un rôle considérable dans l’émergence du capitalisme mercantile (tel qu’on le connaît aujourd’hui) et dans l’accès au crédit des Etats. Ainsi, comme l’ont démontré de nombreux historiens, le développement du système bancaire et des Bourses dans les villes-Etats (à Bruges en 1409, à Anvers en 1460) est intrinsèquement lié au développement du mécanisme de crédit public dans ces mêmes enceintes. Les premières activités bancaires, grâce aux dépôts, aux prêts sur gage, aux lettres de changes, accompagne sans conteste les mécanismes d’emprunt et de dette publique.

Au final, States of Credit représente un travail d’une grande richesse et d’une grande cohérence, fournissant une contribution lumineuse et originale au débat académique et parvenant à concilier avec brio les disciplines (économie historique, histoire institutionnelle, sciences politiques) et les approches (méthodes quantitatives et régression, description historique, synthèse académique)