Quentin Meillassoux vient de faire paraître, dans le numéro 96 de la revue Philosophie, un article intitulé "Soustraction et contraction. A propos d’une remarque de Deleuze sur Matière et mémoire."

Il entend traiter Deleuze comme un présocratique et reconstruire sa philosophie à partir du seul fragment qu’il pourrait en rester, un texte dans lequel Spinoza est nommé "prince des philosophes", en ce qu’il est "peut-être le seul à n’avoir passé aucun compromis avec la transcendance", et Bergson mentionné comme celui qui n’a frôlé l’immanentisme qu’une seule fois, au début de Matière et Mémoire.

Ce flash d’immanentisme peut nous éclairer, pense Q. Meillassoux sur ce que pourrait être une philosophie de l’immanence.

Le début de Matière et mémoire expose la doctrine, d’inspiration antikantienne, de la perception pure. Nous percevons bien les choses en soi, les phénomènes ne diffèrent pas essentiellement des choses réelles. Il y a dans le monde des images, qui constituent la matière. Ces images interagissent, et cette interaction suffit à décrire la perception. Bergson écrit ainsi que "la perception d’un point matériel quelconque est infiniment  plus vaste et plus complète que la nôtre".

Percevoir, pour nous, c’est soustraire des images à ce flux continu d’images : notre corps en sélectionne certaine, puis notre esprit en isole d’autre en vue d’une action possible. La matière peut être perçue sans le secours d’aucune synthèse. La théorie de la perception pure, écrit Q. Meillassoux, considère le corps "comme l’émiettement continu d’une matière infinie dont la poudre constitue les termes du choix offert à l’esprit". Ainsi le vivant  est-il avant tout "une formidable puissance de désintérêt pour ce qui se communique".

Mais l’immanentisme de Bergson est stoppé net. La perception pure est toujours affectée de mémoire, mémoire qui joue sur les durées, qui contracte par exemple les vibrations d’une onde pour en faire une couleur. Notre perception est inexorablement synthétique. Nous devons ignorer la durée propre du monde des choses en soi, car, de même que notre taille est intermédiaire entre celle des molécules et celle des galaxies, nous occupons une certaine échelle de temps. En somme, nos perceptions se conforment à une toute kantienne "forme a priori de l’aperception".

Mais, reprend Q. Meillassoux, si la perception est soustractive, c’est-à-dire si la matière est plus que ce que nous en percevons, pourquoi les choses en soi ne seraient pas, elles aussi, "tous les points de vue susceptibles d’être pris sur cette chose" ? La matière pourrait être "une multiplicité à la fois qualitative et quantitative".

En termes deleuzien, la matière constitue un flux. Ce flux est parsemé d’interceptions, interceptions qui sont des perceptions. Ces coupures sont immanentes au flux ;  l’espace ontologique est saturé, le nécessitarisme guette. À moins que les interceptions de flux se déplacent sur les lignes de flux : un filet de contingence coule sur un corps déterministe. Ces coupures sont comme "des atomes de vides se déplacent de façon hasardeuse dans la plénitude des flux". Le nécessitarisme est un fragment arraché à la contingence absolue.

On reconnaît là les thèse de Q. Meillassoux, exposées dans son livre Après la finitude : les faits scientifiques sont fondés sur une contingence fondamentale, la nécessité n’est pas le dernier nom de l’être.

Enfin, Q. Meillassoux peut sur cette base immanentiste, définir le vivant et la mort. Le vivant est donc "une raréfaction locale des flux", qui s’ouvrent plus ou moins sur l’extériorité ; il n’est pas plus ou moins libre, mais plus ou moins ouvert. Il existe deux façon de vivre, fondées sur deux façons de mourir : par dissipation et ouverture, ou par enfermement et fermeture. Cette dichotomie peut servir de base à l’élaboration d’une morale d’inspiration nietzschéenne.

Qu’est ce qu’une philosophie de l’immanence ? C’est une philosophie qui ne détache pas l’existence humaine de l’existence de la matière, qui essaie de penser le devenir de l’homme comme une singularité du devenir en général. Pour se faire, l’immanentiste doit faire parler la même langue aux choses et aux phénomènes ; il faut réconcilier l’ontologique et le phénoménologique.

L’"échec" de Bergson aura peut-être d’avoir voulu les équilibrer. Deleuze et Meillassoux proposent de les réconcilier, par delà le réductionnisme scientifique. Vaste programme.

Quentin Meillassoux, "Soustraction et contraction. A propos d’une remarque de Deleuze sur Matière et mémoire", Philosophie 96, hiver 2007, Editions de minuit p. 67-93

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