Un ouvrage collectif dont les contributeurs livrent les acquis de leur réflexion et de leur expérience afin de contribuer à la construction d’une bioéthique ambitieuse.

Publié sous la direction du professeur Emmanuel Hirsch, cet ouvrage est le premier des trois tomes composant le Traité de bioéthique, réédition refondue, actualisée et augmentée de l’ouvrage Ethique, médecine et société, (Vuibert, 2007).

Une conception large de la bioéthique

D’une part, le domaine des activités auxquelles l’étude s’applique est des plus larges ; la bioéthique est dans cet ouvrage considérée comme une réflexion sur la protection de l’humain (et plus particulièrement de sa dignité), chaque fois qu’il se trouve dans une situation de vulnérabilité, que ce soit face aux techniques biomédicales, à la recherche scientifique, dans le cadre d’une relation de soin et plus largement face aux risques de santé publique. La réflexion dépasse même ces jalons lorsque sont étudiés, par exemple, les aspects éthiques de l’expérimentation animale (p. 370-381) ou la question de la brevetabilité du vivant (p. 343-354). D’autre part, l’approche se veut pluridisciplinaire et refuse de se limiter aux seuls discours scientifiques et techniques en ayant largement recours à l’analyse des sciences humaines. Les contributions qui composent le traité ont été portées par 170 auteurs (65 pour le premier tome) aux champs de compétences les plus divers. Ils sont notamment médecins, philosophes, historiens, juristes, sociologues, anthropologues, psychanalystes, physiciens, économistes, représentants d’associations de malades. Autant d’approches complémentaires qui permettent d’avoir une vue variée et des plus complètes sur les questions bioéthiques.

Une réflexion au cœur de l’actualité

La plupart des contributeurs n’ont pas manqué d’inscrire leur analyse au cœur des préoccupations les plus actuelles. On citera, notamment, les études dédiées à la récente et polémique vaccination contre la grippe A (H1N1), les développements fréquents relatifs au principe de précaution ou encore ceux dédiés aux nanosciences. En outre, la publication de cet ouvrage ayant coïncidé avec l’élaboration des travaux parlementaires de la seconde révision de la loi relative à la bioéthique, récemment entrée en vigueur, certains auteurs n’ont pas manqué d’en souligner les enjeux.

Une étude richement détaillée

Il est assez difficile de résumer la multitude de contributions aussi différentes et personnelles que nombreuses, dont les thèmes se recoupent parfois. A cet égard, on observera que la forme collective de cet ouvrage lui fait perdre en didactique, ce qu’il gagne quant à la profondeur des réflexions qui y sont menées. Les contributions prennent des formes et des contenus très variés ; la liberté qui semble avoir été laissée aux contributeurs du Traité de bioéthique fait de celui-ci, à notre avis, un ouvrage de grande qualité invitant à la réflexion, qui, s’il est à la hauteur du dessein affiché “de contribuer à des choix démocratiques” en mettant “à la disposition d’un large public certaines des données essentielles du questionnement bioéthique” (présentation d’E. Hirsch, p.15), n’est pas pour autant un ouvrage de vulgarisation.

Fondements, principes, repères

Le premier tome s’organise autour de ce triptyque, qui constitue une classification sommaire, parfois un peu artificielle, mais l’intérêt réside dans chacune des contributions.

La première partie, Fondements, se livre tout d’abord à l’étude du processus de construction de l’éthique médicale et biomédicale ainsi qu’à une analyse de la justification et du sens d’une telle réflexion aujourd’hui. Ainsi, est abordé le rôle fondateur des principes contenus dans le fameux serment d’Hippocrate (A. Debru, p. 59-69). C’est dans ce corpus que l’éthique médicale plonge sans nul doute ses racines les plus profondes qui en demeurent encore aujourd’hui un fondement essentiel. Néanmoins, et malgré la permanence de la validité de certains engagements hippocratiques, le questionnement éthique a dû faire face aux nouvelles possibilités d’intervention sur le vivant. L. Benaroyo (p. 95-106) revient sur le processus de renouvellement éthique, initié dès les années 1960, qui a accompagné l’essor des biotechnologies. L’auteur souligne notamment l’importance des travaux de la commission Belmont et l’impulsion de chercheurs en sciences sociales tels que Warren T. Reich (Encyclopedia of Bioethics, 1978) ainsi que de Tom Beauchamp et James Childress (Principles of biomedical ethics, 1979) dans la formulation des “valeurs phares de la bioéthique nord-américaine naissante” (p. 101).

Plusieurs contributions se livrent ensuite à une analyse des concepts (vulnérabilité, “prendre soins”), des sources (éthique, valeurs, morale, déontologie) ainsi que des principes majeurs (responsabilité, autonomie, confiance, transparence) qui sous-tendent la réflexion bioéthique.

Les Principes qui sont l’objet de la seconde partie de l’ouvrage renvoient avant tout à ceux qui fondent ou sont produits par ledroit applicable aux pratiques biomédicales. Ainsi R. Mislawski (p. 262-280) analyse les notions juridiques de dignité, autonomie et vulnérabilité ainsi que leur protection par les règles de droit et la jurisprudence, tant au niveau interne que suprational. Plusieurs auteurs étudient également les rapports entre droit et bioéthique. Le lien entre les deux semble si ténu que le législateur a cru bon de les associer en intitulant la loi du 6 août 2004 “loi relative à la bioéthique”. Pourtant, V. Depadt-Sebag regrette cet intitulé estimant que “l’existence de règles de droit fondées sur la bioéthique et destinées à encadrer les pratiques de la biomédecine ne doit aucunement conduire à parler d’un droit de la bioéthique […]. Le droit ne définit pas l’éthique il définit la loi.” (p. 293). Ainsi, à la manière du sénateur C. Huriet, qui affirme que “l’éthique précède la loi”, cette dernière pouvant s’inspirer de l’éthique, mais n’étant pas tenue de s’y conformer, l’auteur rappelle que si la bioéthique influence notablement la construction du droit, les règles qu’il produit sont “purement juridiques et ne doivent pas être confondues avec leur fondement” (p. 294). Y.-M. Doublet, qui analyse les enjeux de la dernière révision de cette loi, souligne l’originalité du processus d’élaboration du droit français régulant la biomédecine, celui-ci étant précédé depuis 1994 de nombreuses auditions et consultations d’experts. Il note en outre que cette tendance été amplifiée en 2009 par la contribution de plusieurs rapports émanant d’institutions éthiques, mais également et surtout élargi à la société par la tenue de forums citoyens lors des Etats généraux de la bioéthique. A. Graf dans le texte suivant (p. 305-314) salue et étudie plus en détail les enjeux de l’ouverture de ce débat “au plus grand nombre”.

A ces études juridiques s’ajoutent des réflexions “sectorielles” présentant les enjeux éthiques spécifiques à certaines activités comme l’expérimentation animale, les nanotechnologies ou la recherche biomédicale.

La troisième partie, Repères, est assurément la plus volumineuse et la plus hétéroclite. Sa double subdivision dédiée aux approches de la santé publique d’une part, et aux approches des conceptions biomédicales d’autre part, est assez artificielle.

On peut dégager de ces Repères, plusieurs axes d’étude, abordons ici les principaux :

L’anticipation des risques sanitaires est une thématique centrale, dont l’étude et sans doute la plus détaillée avec huit contributions s’y rapportant. Le principe de précaution y occupe logiquement une place de choix. O. Godard, philosophe et spécialiste reconnu de la question, rappelle que le principe de précaution est aussi bien un “repère intellectuel” qu’un principe juridique s’appliquant aux domaines de l’environnement, de la sécurité alimentaire et de la santé publique. Après une analyse précise des mécanismes qui fondent le principe de précaution en doctrine, il déplore qu’en pratique son application soit incongrue. Le philosophe s’appuie notamment sur des exemples de crises sanitaires dans lesquelles l’action proportionnée qu’impose la théorie s’est regrettablement convertie en démesure sécuritaire. D. Sicard, à son tour, critique les excès néfastes (arrêt de vaccinations, restrictions de transfusions,…) menés au nom de ce principe dont il considère qu’ils s’opposent à une démarche de prudence. A l’inverse, le domaine des nanotechnologies dont le développement est particulièrement récent, se trouve face à des carences quant à l’encadrement des risques potentiels que leur usage suscite, que ce soit en recherche ou dans leurs applications dans des domaines divers. Ces carences sont pointées du doigt par O. Godard (p.492) et Ph. Houdy signe une contribution (p. 502-510) entièrement dédiée à l’anticipation des risques liés aux nanosciences. La “révolution” que proposent les nanosciences doit selon lui, “être accompagnée, voire devancée” par une recherche systématique et méticuleuse des risques toxicologiques. En outre, l’auteur explique que les enjeux dépassent largement la seule sécurité sanitaire, ils sont aussi sociétaux et peuvent atteindre la dignité même de l’être humain ; il invite, à ce titre, à ce qu’une véritable implication des citoyens accompagne les décisions se rapportant au développement des nanotechnologies (p. 507). 

Ce que l’on pourrait nommer “gouvernance sanitaire” occupe également une place considérable. La question cruciale des contraintes économiques et de l’allocation des ressources nécessaires au “soin juste” est notamment abordée. Ch. de Singly évoque la question de la rareté des ressources en milieu hospitalier qu’elle classe en deux principaux niveaux : d’une part celle découlant des limites budgétaires dans leur ensemble, d’autre part de l’insuffisance de “ressources spécifiques difficiles à mobiliser” (p.558), qu’il s’agisse de compétences indisponibles sur le marché du travail, de prestations externes ou d’équipements rares. A ces deux niveaux s’ajoute un troisième, moins lié aux contraintes économiques mais néanmoins sensible : “la rareté pour chacun de son propre temps”.

C. de Singly étudie alors les processus de décision à instaurer qui doivent être conformes à “l’éthique du manager hospitalier” (p. 565) afin qu’intervienne une répartition juste et concertée des ressources, dont découle la pleine responsabilité de chacun des acteurs dans leur activité. J.-F. Michard nous éclaire sur la pratique des suédois qui depuis 1997 disposent d’une “loi éthique de priorisation en matière de santé” (p. 567 s.) fondée sur les principes du respect de la dignité humaine, de besoin et de solidarité ainsi que sur le principe coût-efficacité dont l’auteur fait une analyse critique. De ces principes découle l’instauration, par le parlement suédois, d’un système de répartition des ressources, organisé en quatre groupes hiérarchisés en fonction de la priorité assignée aux activités de santé qui les composent. Est-ce transposable en France selon l’auteur, ou n’est-ce pas utile ? ou ne se pose-t-il même pas la question ? Il ne se pose pas la question…

Autre thématique présente, celle d’une éthique du soin auprès de populations vulnérables. D. Castiel étudie la question de l’accès aux soins des personnes en situation de précarité, il détaille le concept de handicap social, conçu comme un “indicateur multifactoriel” destiné à une meilleure appréhension de la précarité (p. 595). L’appartenance ethnique est selon D. Castiel un indicateur de la précarité ; à ce titre, J.-P. Devoto dédie son étude à la santé des migrants (p. 432-441) dont il souligne les problèmes de discrimination et d’exclusion ayant pour conséquence d’accroître la vulnérabilité de cette catégorie déjà durement frappée par les inégalités. Il plaide pour une “politique volontariste” basée notamment sur la prévention, le progrès dans l’accès aux soins, l’amélioration des conditions de vie et l’inclusion sociale des migrants. Le lien entre politique et éthique du soin apparaît également déterminant dans l’action humanitaire dont V. Ponelle explique les enjeux.

Enfin, sont analysés les enjeux des progrès de la technique en médecine et en recherche médicale. L’étude de P. Lasjaunias intitulée “ Le corps transparent” (p. 607-617) étudie les implications éthiques du développement des techniques d’imagerie fonctionnelle et notamment d’imagerie cérébrale. Il signale le caractère intrusif de ces techniques qui entrent dans l’intimité de l’homme, conduisent même à l’objectiver en lui faisant perdre son identité au sens relationnel et partant, modifie la relation entre patient et médecin. Le colloque singulier se transforme alors en colloque simplifié, dès lors que l’homme social redevient un “homme type élémentaire”, seul et qui s’explore. Cette perte d’identité, de personnalité est également relevée par Y. Kagan comme un phénomène typique de la “médecine aiguë”, dédiée aux situations de crise et dont les progrès techniques ont permis d’augmenter considérablement la performance. Monsieur Kagan explique que l’urgence implique une “approche de la personne volontairement réductionniste” (p. 684) et que le fait que le malade soit “privé de sa liberté et dépossédé temporairement de son identité est un moindre mal au service du bien indiscutable : la guérison” (p. 684). Les biotechnologies quant à elles cristallisent un certain nombre d’inquiétudes du fait des incertitudes dont est porteur leur développement. F. Hirsch (p. 652-664) prend pour exemple un certain nombre d’entre elles (xénotransplantations, OGM, nanotechnologies, techniques d’assistance médicale à la procréation,…) et s’interroge sur la possible mutation que serait en train de subir le paradigme de la recherche à leur contact.

Le premier tome du Traité de bioéthique est un ouvrage d’approfondissement de la réflexion. Il s’adresse aussi bien aux spécialistes des sciences humaines et de la santé qu’aux étudiants, enseignants, ou amateurs avertis qui, s’intéressant aux questions bioéthiques disposent déjà d’une certaine connaissance, au moins sommaire, de la matière