Se penchant avec concision et clarté sur la pensée de C. Castoriadis, l’auteur explique sa pensée de l’émancipation, son principal projet, ainsi que ses enjeux et ses difficultés.

Dans ce livre très court, Philippe Caumières, spécialiste de la pensée de Castoriadis, ne propose pas un résumé de la pensée de ce dernier, par thème ou par chronologie, mais limite délibérément son propos à une notion centrale chez cet auteur : l’émancipation et l’autonomie, proposées comme but politique par excellence.

L’enquête autour de cette notion commence par une brève analyse de l’héritage de Marx et de ses limites. Marxiste, Castoriadis l’a été, et est demeuré fidèle à certaines des grandes intuitions de cette pensée. Il soutient en effet le refus de Marx de penser l’histoire comme résultat prédéfini des actions humaines, ces actions ne pouvant être déterminées par la seule pensée, l’histoire irait vers de l’imprévisible, du nouveau et échapperait à toute tentative qui voudrait l’enfermer dans un telos déjà discernable dans le présent. Cette dimension proprement révolutionnaire du marxisme est un postulat dans la pensée de Castoriadis. Mais contre Marx, il se refuse à accepter la prétention du marxisme à la scientificité, c’est-à-dire sa prétention à "appréhender intégralement la société et l’histoire"   . De la même façon Castoriadis reproche à Marx de faire de l’économie la seule clé pour comprendre les rapports sociaux et la société. Il faudrait pour comprendre un comportement quel qu’il soit privilégier l’analyse de l’acte productif auquel il est associé   . L’erreur de Marx serait d’avoir essayé de situer le fondement de la société humaine dans l’économie, c’est-à-dire d’avoir "cherché un élément à la base du social, un point de réel, qui ne relèverait pas du social"   . C’est pour Castoriadis une erreur, car le social s’auto-constitue. Il n’y a rien d’autre à la base du social que le social lui-même.

Ce dernier n’est fondé sur aucun fait brut, aucune réalité extra-sociale. La société, ou plutôt le social-historique   , est création, "institution de significations qui structurent la société et lui donnent son identité"   . Ces significations sont dites "imaginaires" car elles ne sont fondées sur rien de réel ou de rationnel (au sens où elles ne découlent pas d’une construction logique ni ne dérivent des choses existantes). Elles proviennent d’une instance capable de faire advenir ce qui jusqu’alors n’était jamais advenu, d’une imagination radicale. Cette imagination n’est pas celle d’un seul homme qui inventerait des valeurs nouvelles pour une société, elle est davantage celle d’un être collectif anonyme. Castoriadis parle alors de "significations imaginaires sociales".

Que dire alors de ces "significations imaginaires sociales" ? Comme l’explique avec précision l’auteur, "toute société, en tant qu’elle est une totalité structurée, invente des significations imaginaires qui lui donnent sa cohérence et permettent de la définir comme une société particulière. Ce sont elles qui donnent accès au monde, si l’on peut dire, en permettant aux hommes de lui trouver du sens, en structurant les représentations qu’ils en ont. Elles indiquent en outre ce qui est juste et ce qu’il convient de faire ou non : adorer Dieu et suivre ses prescriptions, accumuler du capital, jouir sans entrave, ou lutter pour l’émancipation de tous."   Chaque société a ses particularités et ses valeurs, dont certaines sont absolument spécifiques : le sens de l’honneur appartient davantage aux sociétés aristocratiques, et le christianisme a fait de la foi une valeur inconnue jusque là qui a eu une importance capitale dans la société chrétienne.

Après avoir mis en évidence cette intuition de la dimension imaginaire de la société par Castoriadis, l’auteur montre que les sociétés se voilent souvent la face et ne croient pas en leur pouvoir créateur ou instituant. Les sociétés, pour la plupart, considèrent les valeurs qui les structurent à partir d’un élément extra-social. Dans ces cas, la société propose à ses membres une façon, et une seule, de trouver du sens au monde, et la société se maintient alors dans l’hétéronomie. La spécificité de notre société et quelques autres est d’avoir entrevu le pouvoir instituant de la société, et sa possibilité de fonder elle-même ses normes et ses valeurs sociales (autrement dit ses significations imaginaires). Le projet d’émancipation ou d’autonomie que vise Castoriadis est justement celui d’une société qui se libère de l’hétéronomie   ), de l’aliénation sociale et dont les membres, ayant pris conscience de leur capacité à se choisir une société, se décident collectivement à mettre en question l’ordre institué, ordre qui apparaît dès lors comme contingent   ).

Or dans nos sociétés modernes, qui ont rompu avec l’ordre divin et nécessaire de l’ancien régime, l’autonomie n’est pas complètement acquise, loin s’en faut. Nos sociétés dites démocratiques ne sont, d’après les analyses de Castoriadis, pas autonomes   ). Pour Castoriadis, nos sociétés modernes sont animées d’un double penchant : un projet d’autonomie et un projet de maîtrise de la nature que Castoriadis rattache au capitalisme. Dès lors, la société se construit dans et par ces deux tendances, qui se conditionnent ou s’opposent au cours de l’histoire. Castoriadis établit alors les principes d’une société autonome. Il compare ces principes avec ceux de la prétendue démocratie qui sert de modèle aux sociétés occidentales modernes et montre ce qui dans la démocratie actuelle s’oppose à l’autonomie réelle. D’après lui, la représentation   , en tant que telle, interdit la véritable autonomie politique. Il refuse également le principe de l’expertise politique, arguant que "par définition, l’expert a une compétence reconnue, mais strictement limitée à un domaine spécifique, de sorte qu’il n’a aucune autorité particulière en politique."   . Le dernier principe qu’il défend est le rejet de "l’Etat compris comme instance séparée de la société"   . Concrètement, le néo-libéralisme qui fait s’accélérer le mouvement de désintérêt des individus pour la société et une forme d’individualisme est un obstacle puissant au projet d’autonomie : "la société actuelle ne se maintient que dans la mesure où elle bénéficie encore de "modèles d’identifications produits autrefois", que parce qu’il y a encore beaucoup d’individus pour qui l’honnêteté, l’amour du travail bien fait, le souci des autres, etc. font encore sens"   .

L’autonomie, qui est souhaitée par Castoriadis et défendue par lui, est si importante que la politique a pour tâche d’assurer non pas le bonheur des gens, mais leur liberté, à rebours de l’idéologie dominante dans nos sociétés. Cette exigence ne saurait être fondée absolument, car il n’y a aucune valeur extra-sociale sur laquelle s’appuyer pour justifier le projet d’une remise en cause des significations imaginaires de la société   . En effet l’autonomie est "une création sociale-historique qui échappe à toute forme de nécessité, qu’elle soit historique ou simplement logique. Nous ne pouvons pas davantage démontrer la valeur de l’autonomie que l’imposer à qui que ce soit."   . Peut-être impossible à réaliser, cette autonomie n’en demeure pas moins un idéal régulateur pour la pensée politique de l’émancipation, preuve que la politique ne doit pas se contenter de se penser comme simple gestion des choses existantes, mais comme élan vers le nouveau. L’exigence de Castoriadis oblige à cesser de flatter les individus en faisant de leur désir quotidien spontané l’objet de la politique, pour leur rappeler que "la démocratie bien compris impose des responsabilités, à commencer par celle qui demande à chacun de se donner les moyens de saisir l’évolution de son monde afin d’être en mesure de rendre raison, autant que faire se peut, de ses jugements sur les orientations qu’il convient de prendre.