Olivier Rey nous propose ces méditations melvilliennes pour penser le bien et le mal, et soulève la question de la place de la beauté dans le monde à partir de "Billy Budd", dernière œuvre d’Herman Melville.

“Le grand règne de l’esprit ne commencera que quand le monde matériel sera parfaitement soumis à l’homme” affirme Ernest Renan dans L’Avenir de la science   . Certains attendent encore Godot, d’autres l’avènement de l’“esprit”. Il n’est pas inutile de le répéter : Godot ne viendra pas.

À la croyance au progrès, à la technique, au scientisme triomphant du XIXe siècle, bref, à ce que Heidegger appellera l’“arraisonnement du monde”, Herman Melville oppose la part irrationnelle de la nature : “Quelque soit la vanité que le bébé-homme tire de sa science et de son habileté, et quels que soient les progrès qu’il se flatte de leur faire accomplir dans le futur, toujours, jusqu’au jour du Jugement, la mer l’outragera, l’écrasera, réduira en miettes la frégate la plus robuste et la plus majestueuse qu’il puisse construire”   .

Quand Melville meurt, le 28 septembre 1891, il est un écrivain dont quasiment plus personne ne se souvient. Il laisse derrière lui ce texte “semi-fini”   sur lequel il ne cesse de revenir depuis plus de cinq ans. Mis de côté par la veuve de son auteur, Billy Budd aurait pu ne jamais voir le jour. Ce n’est que trente ans plus tard, dans les années 1920, alors que Melville connaissait un regain d’intérêt, que fut publié une première fois Billy Budd (en 1924 exactement). Le récit est assez simple : un “beau marin”, incarnant l’innocence même, est enrôlé dans un navire anglais en guerre contre la France révolutionnaire, en 1797. À bord, il se montre zélé à la tâche, il est fort apprécié de tous et surtout du capitaine Vere qui pose sur lui un regard attendri. Un jour, il est accusé par John Claggart, le maître d’arme, de fomenter une mutinerie contre le capitaine. Ce dernier, refusant de croire que Billy puisse être à l’origine d’une telle machination le fait venir dans sa cabine afin de s’expliquer. Alors que Claggart réitère ses accusations, Billy, pris de mutisme, ne peut se défendre ; son unique geste est de frapper Claggart qui tombe mort. Le capitaine Vere est contraint (enfin, se contraint) de réunir une cours martial. Billy est condamné à mort.

Depuis les années 1930, cette longue nouvelle (ou ce court roman) suscite un grand nombre de lectures et est devenue le lieu d’un conflit d’interprétations “au point que la question initiale : comment s’orienter dans Billy Budd ?, qui a engendré une quantité colossale de travaux, tend aujourd’hui à être remplacée par une autre : comment s’orienter dans les interprétations de Billy Budd !”   . Le débat fait rage mais n’en n’est pas moins polarisé : le dernier texte de Melville sera tantôt lu comme un “testament d’acquiescement” – acceptation de l’“impossibilité de faire coïncider l’ordre social et la loi du cœur”   –, tantôt un “testament de résistance” – ruinant cet acquiescement par le truchement de l’ironie. Ainsi que la pose M. Olivier Rey, la question essentielle de Billy Budd est : “Accepter le monde, malgré le mal, ou lui résister, à cause du mal ?”   .

Le Testament de Melville se propose donc de guider le lecteur à travers le texte et ses lectures, sans jamais négligé le contexte. La première approche est celle de la psychanalyse. L’auteur s’attache à lire Billy Budd comme le “récit interne” du capitaine (le Moi) relatant la confrontation du Ça (Billy, comme irruption du désir) et du Surmoi (Claggart, représentant de la loi). Ainsi : “En tuant Billy ce n’est pas un homme qu’il met à mort, mais un fantasme dont il accepte de ne pas chercher l’incarnation en ce monde”   . La lecture politique d’Hannah Arendt qui suit est également récusée. Selon la philosophe allemande, Billy Budd se veut une critique de la Révolution française (et de la Terreur) : il montrerait que l’idée du bien absolu contient une violence essentielle l’empêchant de s’adapter au monde : “L’absolu […] conduit au malheur de tous s’il est introduit dans la sphère politique”   .

La troisième piste suivie veut analyser “ce que la lecture politique ignore : la critique du calvinisme, et la stratégie du mal pour se répandre”   . Si Billy incarne la pureté, l’innocence, le bien, Claggart, lui, incarne le mal. Après l’analyse des différentes théories du christianisme, M. Rey en arrive à une nouvelle lecture. Dans Billy Budd, le mal n’est pas ce qui se fait passer pour le bien (la tentation), mais ce qui cherche à faire passer le bien pour le mal (la corruption). Pour Melville, il s’agirait de montrer “l’effet d’un mal […] qui interprète le monde à sa manière et cherche à se répandre”   . Ainsi, le mal est une volonté de destruction, un cancer, une “maladie chronique de l’univers”, dit Melville dans Mardi, qui “arrêté sur un point, il fait une percée sur un autre”   . Après, avoir inculpé le capitaine Vere pour sa vision utilitariste, Olivier Rey poursuit une lecture biographique bien documentée mais peu convaincante et tente de dire ce que l’on sait déjà : les œuvres portent souvent, de manière disséminée, la vie de ceux qui les ont écrits…

Jusqu’à maintenant, nous reprocherons à Olivier Rey une approche trop prudente du texte, de ne pas aller suffisamment à l’essentiel. Cette critique ne semble pas impertinente dans la mesure où l’auteur lui-même avait, semble-t-il, prévu cette remarque. Se justifiant de nombreuse fois sur sa méthode, il dit : “Pensons à ses filons de minerai qui affleurent à l’air libre, mais se poursuivent en profondeur, et qu’on ne saurait suivre sans creuser et aménager des galeries”   . Certes, il faut “aménager les galeries”, mais l’aménagement n’est pas toujours au mieux : une galerie bien aménagée n’expose parfois que quelques œuvres (pour dé-filer la métaphore) pour mener au cœur d’une exposition.

L’embarras devant lequel est le critique quant à la question de prendre position entre les deux lectures du “testament” est le même qui semble avoir touché Melville. En effet, devant tant de lectures contradictoires, le critique se voit presque dans l’impossibilité de conclure. L’auteur de Moby Dick lui-même d’ailleurs n’a cessé de retravailler le texte. À cela, M. Rey répond que le processus à l’œuvre dans Billy Budd, son ambition même, empêche toute conclusion. L’œuvre qui veut dire le réel (ici, à travers la question du mal) se voit confrontée à la vie elle-même : un nœud indénouable de contradictions. Ainsi, parce que l’œuvre littéraire ne veut pas “parler du monde, mais parler le monde”   , elle ne peut se résoudre à conclure.

On pourra tout de même regretter qu’Olivier Rey ne se sente véritablement libre de se faire entendre qu’en guise d’épilogue, lors des deux derniers chapitres. Et notamment, dans le dernier sur la question de la beauté. L’auteur commence par rompre avec la pensée kantienne pour qui la beauté est l’extériorisation des qualités morales ; selon Olivier Rey, il y a donc une beauté en-soi, “mystérieuse”, qui ne se laisse pas dire. “Signe que nous ne sommes pas en exil sur cette terre”   , la beauté est toujours déjà là ; elle est inhérente au monde et n’est pas une projection humaine sur le monde : elle est inassimilable. Ainsi, la question du mal trouve une nouvelle réponse : parce que la beauté est innée, “le mal ne réside pas dans la préférence accordée, mais dans la façon qu’ont les hommes de la recevoir”   . Olivier Rey suppose donc qu’il n’y a pas de mal essentiel puisqu’il est une réaction humaine   à la beauté, à la grâce – qui, elle, est essentielle.

Aussi, M. Rey avance la thèse intéressante de l’“investissement érotique”   de l’auteur pour son œuvre. Créer le personnage de Billy est une manière pour Melville de consommer la beauté. On songe à Goethe, citée par Blanchot dans L’Espace littéraire : “C’est en postulant l’impossible que l’artiste se procure tout le possible.” Précisément, l’écriture, dans le même mouvement, invoque et met à distance la beauté : le texte est un souvenir de la beauté (un trauma ?). La littérature est donc une “façon biaisée de consommer la beauté”   . Olivier Rey s’intéresse, d’une certaine manière, à la beauté telle qu’elle apparaît dans le texte – l’image de Billy Budd –, or il ne pose pas assez la question de la beauté du texte. Ainsi, nous poserons cette question – qui restera ouverte – la beauté de Billy Budd ne réside-t-elle pas dans ce qu’elle a de tragique ? Dans ce qu’elle s’effectue, justement, dans le mal ? Quelle que soit l’interprétation du “testament”, l’innocence y est sacrifiée pour que l’œuvre naisse…

Lire, mais lire vraiment, n’est pas aujourd’hui une pratique des plus répandue   . Bien sûr, on lit, on bouquine, on survole, on feuillette, etc. à diverses fins : pour le plaisir, pour apprendre, pour accumuler du savoir et/ou constituer une belle bibliothèque… bref, les textes se possèdent, se revendent et s’oublient. Curieusement, parfois la lecture semble se passer de communication. Ici, Olivier Rey a effectué une lecture de Billy Budd qui ne soit pas dogmatique ; il a voulu inquiéter le lecteur sur un texte.

Aussi, la réflexion qui ouvre ce livre et qui se poursuit le long des chapitres est la suivante : que fait la littérature ? La question mérite d’être posée constamment. Pour l’auteur “l’ambition littéraire ultime, et inatteignable : combler l’écart ouvert par le langage, faire se rejoindre et se confondre le monde et l’écriture, arriver à un déchiffrement direct de la prose du monde”   . On le voit, ici la littérature se veut contre l’“arraisonnement” du monde par la science et l’“irrationalisme” de tout dogmatisme. Enfin, parce que la littérature, tout en nous permettant “d’habiter moins bêtement le monde”   , nous permet d’en percevoir la beauté, elle est porteuse d’un gai savoir. Elle porte le savoir de l’ignorant : “La beauté sauvera le monde”