Les “Lettres à Hélène” d’Althusser constituent une sensible correspondance conjugale, tout autant qu’elles tentent de lever le voile sur les mystères et les tourments du philosophe devenu meurtrier.

Étrange objet que le recueil de ces Lettres à Hélène, reliquat à la fois mouvant et tortueux de l’un des itinéraires les plus éclatants de la philosophie française. Rendue possible grâce à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) et à son directeur Olivier Corpet, spécialiste du Nouveau Roman, la publication de la correspondance de Louis Althusser fait sensation. Parce qu’elle raconte l’intimité de ce grand maître de la rue d’Ulm, ses angoisses, sa solitude, sa grande immaturité affective, mais aussi parce que la légion des orphelins d’Althusser, de Bernard-Henri Lévy (qui préface l’ouvrage) à Alain Badiou, ne s’explique toujours pas le geste criminel du “grand, très grand” professeur, qui a, un soir d’automne 1980, étranglé son épouse à mains nues. L’épouse s’appelait Hélène Rytmann mais pour Althusser, c’était Hélène, tout simplement Hélène.

Une Hélène qui est la destinataire silencieuse de ces Lettres : pas une de ses réponses ne nous est donnée, le philosophe étant la voix et l’écho de ces chants d’amour quotidiens et souvent triviaux. Loin, très loin, de Sartre et Beauvoir, Hélène et Louis s’aimaient, avec un attachement inquiet, où reposaient les grandes angoisses de l’un et le passé tourmenté de cette jeune juive résistante à l’ascendance sulfureuse, coupable d’imprudence et de manque de clairvoyance pendant la guerre, selon le Parti communiste. Ils se prêtent mutuellement allégeance, se protègent jalousement, partageant le même analyste, Diatkine, et se racontent les mêmes moments fugaces d’apaisement comme autant de petites victoires volées à la barbe du désespoir.

Le réconfort impossible

Car c’est dans cette minuscule cartographie du bonheur que se niche l’émotion contenue de ce recueil. Une promenade dans la neige, les horaires de train annonçant les retrouvailles, un café au malt : Althusser tente de débusquer la sérénité dans les petits plaisirs autant que dans le silence : “Cette paix en moi était aussi la certitude que si tu avais été là rien n’aurait altéré notre joie – et tu l’aurais touchée, sentie, tous doutes balayés”   . La topographie est également importante : les jolies filles de Marseille, les villages sans âge du Morvan, la tranquillité de Vichy “ville d’eau”   , “le pays magnifique [de Cahors] : les Lettres à Hélène dessinent aussi le paysage de la France de l’après-guerre, avec comme épicentre Paris, cette “ville inquiète”   . Si l’Italie occupe également une place de choix dans ce recueil, elle lui fait toujours d’abord penser à son pays : “Incroyable comment Palerme ressemble à Marseille”   .

Althusser cherche souvent le réconfort dans la nature et la présence tranquille de ses quelques amis fidèles, comme Paul de Gaudemar, une des épaules sur lesquelles il s’appuie depuis longtemps. La mélancolie d’Althusser se trouve toujours en filigrane et ne quitte aucune de ces lettres. On comprend à leur lecture à quel point l’état dépressif d’Althusser le définissait, lui qui ne cachait pas plus son vague à l’âme que ses tourments sentimentaux. À un religieux qui se lamente, il conseille ainsi : “Pleurer tout ce qu’on pleure, c’est toujours ça de moins à pleurer”   . Lui le maître à penser surdoué se trouve médiocre, n’arrive pas à travailler, noyé dans des idées noires qui le paralysent : “Je n’ose pas croire à l’avenir, il est trop mince encore, il n’y a pas de perspective”   . Quelques plages de bonheur se dégagent parfois, ouvrant la voie à la lueur qu’il énonce lui-même comme “un accord avec soi, sans ombres, d’où peut naître un peu de bonheur, pour moi et pour ceux qui sont ma vie”   .

Le miroir du désespoir

Le mystère Althusser se trouve bien là : comment un intellectuel de cette trempe pouvait-il être en proie à de tels tourments sans que ses fonctions professionnelles n’en soient affectées ? En d’autres termes, ceux de Bernard-Heni Lévy   : “Comment peut-on, marxisme ou pas, être ce fou et ce philosophe ?” Les nuits et les jours hantés d’Althusser sont la matière sourde du livre et les missives destinées à Hélène constituent également un journal intime de sa psychose. Ainsi, Althusser écrit en mars 1969 : “Les rapports avec mon inconscient ne sont pas de tout repos. Des cauchemars terribles, et d’une précision hallucinante”   . Hélène est la confidente et la témoin privilégiée de la descente aux enfers.

Elle fait également souvent office de miroir pour Althusser : son état souvent instable inquiète le philosophe, tout autant qu’il lui fait prendre conscience de son propre malaise. Hélène, souvent désignée par mille surnoms affectueux (“Bistoufle”, “Chourin”, “Monchourin”, “Choucha”), et ses malaises ne sont esquissés qu’en creux, au détour d’une attention de “Leloui”. Lorsqu’il lui communique des instructions détaillées et un plan précis de Venise pour qu’elle le rejoigne : “Tu dis que tu es Hélène Rytmann, amie des Madonia, que tu arrives et qu’on te montre ta chambre”   , lorsqu’il choisit un titre pour son ouvrage (Passé simple) ; ou lorsqu’il allège ses dettes, la générosité qu’il laisse si peu entrevoir aux autres est sans limite pour sa femme. À elle, il réserve aussi ses petites bribes de sagesse et ses conseils, loin, très loin, des concepts et de sa rigueur structuraliste qui ont fait sa renommée mondiale : "Je n’ai pas trouvé d’autre voie pour moi que l’acharnement de la patience – et cet acharnement doit être concret, c’est le travail. C’est là ce que personne ne peut faire pour toi, et c’est malgré tout acceptable dans la pire traverse”   .

L’amour et la sagesse

Les Lettres à Hélène sont parfois aussi amusantes pour ce qu’elles racontent de la rue d’Ulm, des aléas de la vie à l’École normale supérieure, des amitiés indéfectibles qui s’y créent, des petites humiliations qui s’y jouent. Althusser fait partie, comme Derrida, des professeurs chargés de l’encadrement pour l’agrégation, et se lamente du niveau des préparationnaires. Il voit deux raisons à la médiocrité de ses étudiants : “Depuis Mai 68, le rapport à la philo est devenu comme on dit ‘problématique’, les gens ne savent plus sur quel pied danser. [Et] pas mal de philosophes n’ont rien branlé en philo, faisant de la ‘politique’”   . Impossible de ne pas voir dans la chute d’Althusser le début de la fin pour toute une génération de philosophes prometteurs, enfermés dans leur désarroi, impossibles légataires de l’insoumission. Les errances de la jeunesse préoccupent Althusser, moins à cause de ses intrications politiques (dont les lettres ne parlent finalement que très peu) que parce qu’elles sont le symbole de sa propre déchéance.

Les tortures des séances d’électrochocs, la solitude de l’enfermement au Vésinet, l’intelligence qui s’enfuit : c’est toute la froideur clinique de la maladie mentale qui est décrite dans ces échanges. Le désespoir et les traitements à répétition signent la fin d’un certain “moment Althusser” pour la rue d’Ulm. Il se sent rejeté : “Me voilà prisonnier de moi dans cette chambre sans personne”   . Althusser ne travaille plus, prend ses ordres chez Diatkine, le psy partagé avec Hélène, elle aussi internée. L’histoire d’amour continue de briller comme une petite flamme bien droite mais la sérénité, et la philosophie, ne sont plus à sauver. Et pourtant, même dans une chambre d’hôpital aux murs blancs, une seule question continue d’obséder Louis Althusser : “Qu’est-ce que je vais devenir ? Je suis le dos au mur. Il faut devenir quelque chose et quelqu’un.”