Avec "Pour un humanisme numérique", Milad Doueihi poursuit son exploration des cultures numériques entamée en 2008 avec "La grande conversion numérique". 

L'approche de Milad Doueihi est d'une profonde originalité, puisqu'il aborde l'univers numérique avec une boîte à outils que lui seul peut réunir. Historien des religions, il identifie dans les cultures numériques, des pratiques de soi, des règles de civilité et des affrontements sur des sujets dont l'importance ne semble compréhensible qu'aux adeptes d'étranges doctrines. Tous aspects qui lui font affirmer   que les cultures numériques jouent dans nos sociétés des rôles semblables à ceux qu'ont joué ou que jouent encore les religions dans d'autres contextes. Historien et connaisseur de l'outillage des pratiques lettrées, de l'antiquité à l'âge classique, il analyse les pratiques numériques et leurs outils à cette lumière. Enfin, praticien et expert de l'informatique et d'Internet, il feint de les aborder comme des territoires inconnus, notant tout ce qui s'y présente à la perception et à l'analyse. Cela nous donne un livre où l'auteur peut analyser les liens "d'amitié" sur Facebook en les comparant aux définitions que donnent de l'amitié Aristote, Cicéron et Francis Bacon, et le rôle essentiel des dispositifs narratifs et de la mémorisation universelle dans les cultures numériques à la lumière d'auteurs de science-fiction comme Philip K. Dick et Frank Herbert.

Muni de cet outillage éclectique, Milad Doueihi poursuit de front un double programme, d'anthropologie sociale et de philosophie politique du numérique. La lecture de Pour un humanisme numérique est limpide, mais le lecteur pourra cependant être désarçonné par la coexistence de ces deux points de vue sur un même objet. Ainsi, lorsqu'il analyse les liens interpersonnels sur les réseaux sociaux de type Facebook, l'auteur accepte tout d'abord le mot choisi par l'opérateur pour désigner ces liens (l'amitié) comme un simple fait dont il va tenter de cerner la substance. Une philosophe comme Barbara Cassin, analysant les slogans de Google   adopte d'emblée un point de vue critique, bien compréhensible éthiquement, mais qui va la dispenser dans une certaine mesure d'étudier la matérialité technique du service et surtout les pratiques effectives des usagers du moteur de recherche. A l'opposé, Milad Doueihi commence par une observation au plus près des mots (choisis par l'opérateur du service) et des pratiques des usagers. Il ne cherche même pas, comme d'autres chercheurs qui ont étudié le même objet (le sociologue Fred Pailler, par exemple), à construire un concept plus abstrait pour désigner l'ensemble des relations entre personnes sur différents types de réseaux sociaux (contacts professionnels, élèves ou étudiants d'une même promotion). Il va donc décrire ce qu'il appelle " la matérialité de l'amitié " numérique, les règles qui la régissent, les actions qui la constituent (inviter ou " liker ", c'est à dire presser le bouton I like à propos d'un contenu ou d'un profil), le rôle qu'y jouent les images, notamment les avatars qui y figurent l'identité.

Cette approche au plus près du concret conduit inévitablement à une certaine naturalisation des objets étudiés, mais elle n'est pas constitutive d'une complaisance. Car l'outillage philosophique et l'approche des humanités prennent le relais. Doueihi souligne par exemple ce qui sépare l'amitié chez Aristote, ancrée dans le choix individuel, ouvrant une fenêtre sur un espace qui reste privé (l'ami étant celui avec qui on partage du privé) et l'amitié qui se déploie dans un réseau social, constitutive par nature d'une sphère publique et collective. Et Doueihi de nous offrir cette analyse : " Ainsi la dimension collective l'emporte sur le choix individuel. Mais est-ce vraiment légitime dans le cadre d'un réseau social ? Est-ce même désirable de céder un tel pouvoir à une plate-forme ? On voit ainsi les limites d'un modèle communautaire à sens unique. Le bien commun, dans une interprétation restreinte, semble s'imposer au-delà des désirs et de la volonté des individus. " C'est par ce type de procédé, soulignant d'abord une différence puis lui assignant une valeur au regard de ce que peut être une société civile numérique qui vaut la peine d'être construite, que s'amorce le second volet du travail de Milad Doueihi, l'esquisse du programme d'un humanisme numérique.

C'est lorsqu'il étude ce qu'il appelle les cultures anthologiques et ontologiques, les pratiques individuelles et collectives de constitution et d'organisation de recueils de fragments, de collections choisies (de textes ou d'autres médias), d'annotations critiques et de classements que l'auteur pousse le plus loin ce programme. Ces pratiques sont au cœur des activités numériques, elles sont l'un de leurs produits (voir les collections de photographies sur un thème au sein des sites de partages de photos, ou les recueils de citations et références rendues possibles par des outils comme Zotero). Ces pratiques sont souvent considérées comme illustrant le papillonnage décervelant ou l'érosion des savoirs-faire et de l'érudition. Or Milad Doueihi, sur fond de sa connaissance des pratiques des humanités de la Renaissance et de l'ère classique – des commonplace books   au Dictionnaire critique de Bayle – nous décrit au contraire comment et à quelles conditions elles peuvent être constitutives de nouveau savoir-lire, savoir-écrire et savoir-raconter. 

Le programme de l'humanisme numérique reste un work in progress, version provisoire d'une élaboration qui ne peut se développer que par une appropriation collective. Il est d'ores et déjà intéressant d'observer les courants qui se croisent dans les groupes où Milad Doueihi fait école, dans cette sphère des cultures numériques qui lui vaut la création d'une chaire spécialisée à l'université de Laval. On y croise des sociologues privilégiant l'observation, des historiens de pratiques lettrées et des intellectuels constructeurs et defenseurs politiques des nouveaux biens communs. Comme le conclut l'auteur lui-même : "L'espace hybride de la culture numérique constitue une nouvelle manière de faire société. L'humanisme numérique est une manière de penser cette nouvelle réalité"