Dans "Tripoliwood", Delphine Minoui, correspondante du Figaro au Moyen-Orient raconte son séjour officiel en Libye en détaillant l’image censurée et aseptisée du pays que les autorités lui ont donné à voir. Un récit qui dresse un tableau vivant des dernières heures du régime Kadhafi. 

Quand journalisme rime avec criminologie 

"Nous voilà donc face à une impasse : un massacre sans véritable témoin, ce n’est pas un massacre. Sans source fiable à citer, il n’y a pas de preuve, et donc pas d’article"   . Pas d’article, donc, mais Tripoliwood, un récit du voyage de presse que Delphine Minoui a réalisé à Tripoli du 28 février au 9 avril 2011. Un récit qui retrace la manière dont la journaliste a été guidée à travers le pays pendant un mois par les autorités libyennes. Interdits de sortir de leur hôtel cinq étoiles sans être accompagnés par leurs gardiens, les minders, baladés à bord d’un bus climatisé où la musique pop pro-Kadhafi tourne en boucle, D. Minoui et ses confrères reporters ne verront rien d’autre que la mise en scène préparée pour eux par le Ministère de l’information. A travers cette vitre fumée, rien ne transparaît des révoltes anti-Kadhafi débutées le 15 février car la Libye, telle que le régime la donne à voir, va bien, et les discours officiels résonnent ainsi : des insurgés, il y en a, certes, mais ils sont si peu nombreux. Ce sont des membres d’Al-Qaïda, drogués de surplus, qu’il faut à tout prix neutraliser. Ce que vous voyez à la télévision internationale ? Des mensonges. La Libye est victime d’un complot occidental et impérialiste, comme le rappelle le fils de Kadhafi, Seif al-Islam, au cours de l’interview qu’il accorde à Delphine Minoui, première étape de ce qu’elle appellera le "kit d’introduction à Tripoli ". Des blessés ? Oui, nous en avons quelques un. La cause de leurs blessures ? Des accidents de la route. Non, les écoles n’ont pas été fermées à cause des évènements, regardez comme nos enfants sont sages, assis à leurs pupitres. Bien sûr que les raffineries de pétroles tournent encore à plein régime. 

 

Pour traverser cet écran de propagande et approcher la vérité du pays, il faut alors ajuster sa focale et scruter tous les indices : "A relever ainsi le moindre détail, j’ai l’impression de faire de la criminologie " confie alors la journaliste. Il faut donc regarder les murs, repeints à la hâte pour camoufler les éclats de balle, il faut remarquer le nombre de check-points, barrant l’accès à tous les quartiers de Tripoli, il faut remarquer les échoppes vides dans le souk, la pénurie de médicaments dans les hôpitaux, les cahiers vierges des écoliers. Il faut surtout remarquer les supercheries du régime : cet instituteur qui répond aujourd’hui aux questions des reporters n’est-il pas la même personne que ce soi-disant ingénieur rencontré la veille dans une raffinerie de pétrole ? Ces jeunes acclamant la diva pro-régime et sentant si fortement la vodka n’auraient-ils pas été payés pour prouver aux journalistes que le Frère-Guide a encore des sympathisants ? 

 

  

Roman d’espionnage ou témoignage de guerre ?  

 

 

Baladée de point en point par les autorités, D. Minoui prend alors conscience du fonctionnement de ces dictatures où règne la loi du silence et priment les discours officiels. Le récit a quelque chose d’intriguant dans son oscillation perpétuelle entre le désespoir de la journaliste, visiblement frustrée de ne pas pouvoir être sur le terrain, et son ironie, révélant les incohérences des réponses qui lui sont apportées, réponses qui frôlent  – si elles n’embrassent pas totalement – l’absurde. A titre d’exemple on pourrait citer les paroles d’un minder lors d’un tour en voiture de Tripoli : "lorsque nous parvenons enfin à attirer son attention sur les murs carbonisés de la  " Salle du Peuple" – un pseudo-Parlement, version libyenne, sa réplique est catégorique : oh c’et une vieille tradition nationale. Tous les 2 mars, on détruit les bâtiments officiels, et puis on les repeint, après les avoir reconstruits ! "   . Souvent, le lecteur se sent davantage dans un roman d’espionnage que dans un reportage de guerre. On pense ainsi aux tentatives menées par la journaliste pour échapper à la surveillance de ses gardes, à force de déguisements et d’excuses improbables ; aux micros et caméras de surveillance cachés dans les chambres d’hôtel. Aux bribes de conversations attrapées à la volée, encore, au gré de rencontres fortuites avec des tripolitains, qui tous, recommandent de ne pas croire aux discours et films infligés par les sbires du Ministère de l’Information. Cette manière vivante de décrire l’atmosphère de suspicion généralisée et de paranoïa, vécue indifféremment par tous, est sans doute la plus grande réussite du livre, tant elle est palpable. 

 

 

Un parti pris trop assumé 

 

 

Au milieu du livre, pourtant, le récit bascule. Et on en viendrait presque à regretter que la journaliste parvienne à se soustraire à la surveillance des autorités. Lorsqu'elle prend la tangente et part à la rencontre du peuple, le récit, à force d’adjectifs mélioratifs et de questions rhétoriques, tombe immanquablement dans le pathos. On comprend la frustration de l’émérite journaliste de guerre, d’être ainsi confinée dans les rouages trop bien huilés de la propagande kadhafiste quand les combats font rage à quelques kilomètres, on comprend également son désir de découvrir les voix non officielles du pays. Mais dans ce plaisir qu’elle prend à transgresser les règles établies par la dictature, il semble que Delphine Minoui perde son sens critique, autrement toujours en alerte. En effet, le portrait qui est dressé à grand trait de la société libyenne, à travers les quatre entretiens subversifs qu’elle parvient à mener, est sans nuance. Au cercle du pouvoir, lieu de propagande et de répression, s’opposerait donc seulement celui du peuple, effrayé, endeuillé, et appelant unanimement au renversement du tyran, voire à l’intervention de l’ONU. Quid pourtant des sympathisants du régime ? Seraient-ils, au même titre que les révolutionnaires, tels qu’ils sont présentés par le régime, de simples fous achetés ? Alors qu’elle en avait à maintes fois l’occasion, Delphine Minoui ne prend jamais la peine d’interroger les pro-kadhafistes qu’elle rencontre. On pense ainsi à Julia Ramelow, femme du "directeur de la communication" Moussa Ibrahim, croisée à plusieurs reprises dans les couloirs de l’hôtel que les deux femmes partagent. D’ailleurs, si la question du nationalisme et de la fidélité au Frère-Guide est évoquée à la fin de l’ouvrage, c’est pour être aussitôt évacuée   . Faute de contrepoint, les paroles des opposants qu’elle relate prennent donc un goût âpre d’idéologie pro-interventionniste, voire de justification de la politique française. Ainsi de L., institutrice, devenue en moins d’un quart d’heure la meilleure amie de la journaliste   , qui, devant sa télé, déplore la non réactivité des Nations Unies   . Nauséeuse des slogans kadhafistes et obsédée par sa "quête de vérité", vérité qu’elle semble par ailleurs avoir décrétée a priori, la journaliste manque les objets d’analyse qu’elle tenait entre ses mains : la description objective et précise de la censure, l’examen, exemple à l’appui, du lien antinomique qui existe entre dictature et presse et les conséquences sociales de l’omniprésence des discours officiels