Le travail du cerveau, entre perceptions, illusions et modèlisation, est déconstruit par Chris Frith au prisme des neurosciences cognitives.

C’est au cours d’une conversation entre professeurs d’une université fictive que s’ouvre l’exposé de Chris Frith : devant ce tribunal improvisé, il doit répondre à la question "Comment la psychologie peut-elle étudier scientifiquement l’esprit ?". Ainsi la psychologie, science du fait psychique, jadis cantonnée au rôle de science subjective, non mesurable et non vérifiable, s’est-elle progressivement défaite du joug de la psychanalyse et s’est-elle armée d’un outil désormais central : l’imagerie cérébrale fonctionnelle. Par ce moyen, la psychologie devient les neurosciences cognitives, sciences nouvelles qui utilisent la topographie cérébrale comme marqueur objectif d’une expérience subjective. Tout n’est cependant pas résolu : "Le monde mental est-il accessible par le monde physique ? En quoi cette vision explique-t-elle le phénomène de culture ?" est en droit de se demander l’assemblée en présence. C’est donc au travers d’expériences de psychologie historiques que l’auteur nous montrera que l’écart entre le monde mental et le monde physique est une illusion entretenue par notre cerveau, et que ceci implique que l’homme se perçoit comme un agent indépendant mais qu’il peut par ailleurs communiquer son expérience mentale à autrui.

La première partie de l’exposé s’attelle donc à nous montrer les illusions qui peuvent altérer la vision du monde physique qu’a notre cerveau. C’est tout d’abord le cerveau abîmé qui fait ses révélations : l’auteur analyse trois situations pathologiques dans lesquelles le cerveau donne une mauvaise perception du monde physique. En premier lieu le cerveau peut ne pas savoir, lors d’une pathologie de la sensation qui fait obstacle à la perception du monde physique. Ensuite il se peut que le cerveau sache mais ne le dise pas. Enfin dans certaines situations le cerveau peut mentir, créer une perception, soit localisée à une aire cérébrale notamment lors de crises d’épilepsie partielles, soit généralisée comme c’est le cas lors de la prise de substances hallucinogènes. On poursuit par l’analyse de phénomènes physiologiques rendant compte des inférences que crée le cerveau en dehors de toute pathologie. Il y a l’illusion de conscience qui nous fait croire que nous percevons en permanence les moindres détails, alors qu’en réalité le cerveau n’a qu’une vision globale du monde. Il y a également les illusions d’optiques, qui ne sont pas réduites par la conscience d’une déformation de la perception ; les hallucinations que nous procure le sommeil lors des rêves. L’analyse s’achève sur la plus grande illusion à laquelle est confronté notre cerveau : la sensation de contrôle de notre propre corps, à savoir l’illusion d’y avoir un accès privilégié et d’avoir de soi une connaissance parfaite. Ces erreurs sont stratifiées en trois niveaux. Le plus basique, l’impression d’avoir un contrôle sur la position de son corps : il semblerait qu’en réalité le cerveau ne maîtrise pas le corps mais le but à atteindre. Plus complexe, l’illusion de choisir quand et comment agir : les expériences seraient plus en faveur d’une sélection d’actions possibles dans un répertoire que possède le cerveau plutôt que d’un choix réel, à l’extrême la conscience peut ne pas assister au circuit de la perception à l’action. Enfin dernière illusion, celle d’être acteur : nous n’aurions pas de conscience directe de ce qui cause nos actions mais la conscience grefferait l’intention sur l’action en cours. Ainsi cette partie nous aura montré que notre cerveau n’est pas un indicateur fiable du monde physique.

L’argumentation nous amène dans le deuxième chapitre à lever une partie du scepticisme dans lequel nous avait plongé la première partie et nous explique comment le cerveau parvient à obtenir malgré tout une connaissance fiable du monde. Cette connaissance, il y parvient par essais-erreurs, autrement dit par suppositions puis rectifications. Le substrat de ces spéculations se trouve dans la réception de récompenses et de punitions : le cerveau établit des liens empiriques entre des signaux extérieurs et leurs conséquences, et ce grâce à un ensemble de neurones dits dopaminergiques qui permettent de coder, lorsqu’ils sont actifs, pour une erreur dans la prédiction. Ainsi l’erreur nous sert de professeur, ce qui a été suivi de récompense prend une valeur et permet au cerveau de modéliser un espace orienté par des valeurs plus ou moins importantes. Ce système de prédiction permet deux choses. La première est de faire disparaître de la conscience les changements infimes dus à nos mouvements qui se produisent dans le monde et d’en avoir une vision continue. La seconde est de supprimer les sensations qui viennent de l’action du corps sur lui même, donnant à la conscience l’impression de contrôle sur le corps, ne lui laissant que les intentions comme tâche à accomplir. Cette théorie de la progression par essai-erreur nous amène à énoncer que notre perception du monde est un fantasme qui coïncide avec la réalité. Ceci signifie que le cerveau utilise un modèle, une connaissance a priori du monde, qu’il confronte aux perceptions qu’il en a qui, en retour, modifient le modèle lui-même pour qu’il soit de plus en plus fiable. A ce point de la démonstration il est alors possible de passer du cerveau à l’esprit et ce par la la connaissance des autres par soi et de soi par les autres en tant qu’esprit ; l’esprit n’a de valeur qu’en sa possibilité de communication avec les autres. L’auteur nous donne trois exemples dans lesquels l’expérience mentale est partagée par le même système de prédictions et de vérifications décrit plus haut : la reconnaissance des êtres vivants, l’imitation et l’empathie. Ainsi, nous avons montré plus haut que nous nous percevions comme agents libres, nous percevons les autres également de cette manière, et donc l’image du monde mental de soi et des autres peut être conçue comme un fantasme que nous faisons coïncider avec nos perceptions, parfois jusqu’à l’illusion "d’agentivité" (je crois que l’action est réalisée par un esprit humain alors qu’elle ne l’est pas).
La troisième et dernière partie est consacrée à la culture comme produit de communication des cerveaux, comme rencontre des esprits. Malgré toutes les difficultés qui semblent s’opposer à la communication, les cerveaux la réalisent en devinant quel doit être le but de l’autre et en prédisant ce qu’il fera, ceci par deux moyens : l’utilisation des stéréotypes sociaux qu’il ajuste ensuite et l’imitation de l’autre, en se mettant au diapason avec autrui il peut mieux prédire ses actes. La notion de communication réussie est alors possible et se définit comme le point de communication où le modèle que je me fais de l’idée de l’autre, correspond à cette idée originelle. La connaissance se transmet et influence les comportements. A l’extrême du partage des connaissances, en confrontant les modèles personnels il sera possible d’aboutir à un modèle meilleur, les mauvaises croyances étant éliminées d’elles même.

L'épilogue aborde, pour clore l’ouvrage, les problèmes soulevés par celui ci. Tout d’abord, en ayant montré qu’il était possible de trouver l’aire cérébrale du libre arbitre, du je, l’auteur se demande qui donc choisit mes actions: le cerveau, moi, mon lobe frontal, une région encore plus petite dans ce lobe ? Enfin il souligne la relation étroite qui existe entre notre expérience d’être un agent libre et la volonté d’être altruiste.

Ce livre évoque plusieurs problématiques, parfois bien étayées par des expériences auxquelles nous sommes libres de croire ou non, mais parfois seulement posées comme axiome : la validité des perceptions, l’illusion du choix, l’illusion de contrôle de son corps, l’efficacité de la communication entre êtres humains, l’effet modificateur des croyances sur le corps. De même, la démonstration s’ouvre en voulant exposer ce que sont les neurosciences cognitives, où tout ce qui est affirmé est soutenu par une expérience. En revanche on semble complètement quitter cet objectif au cours de l’exposé, et lorsque l’on aborde le deuxième chapitre de la deuxième partie, tout est sujet à extrapolation, les expériences étant utilisées comme exemples pour appuyer les thèses de l’auteur et non comme point de départ. On regrettera de plus certains points de vue baignés de naïveté : l’existence d’une vérité universelle issue de la communication des modèles de chacun paraît un peu démodée. D’une part on ne comprend pas le passage de modèle en tant que description idéale utilisée à des fins de connaissance du monde, à modèle en tant que conception dynamique du monde que pourraient s’échanger les individus. Ensuite cette idée oublie complètement que l’homme s’organise en société et en cultures : l’échange des modèles ne suffit pas, encore faut il qu’il soit valide au bon moment dans une société propice à l’entendre. L’exposé a également comme forte caractéristique d’autonomiser le cerveau, d’en faire un organe pouvant choisir, désirer, cacher, en éludant complètement la notion de libre arbitre, la conscience ne devenant qu’une illusion et l’esprit un produit de la communication entre les cerveaux. Enfin, il semble étonnant qu’à partir de données quantitatives de la topographie cérébrale (aire plus ou moins activée) il soit possible de connaître la fonction qualitative de cette aire cérébrale.

Par ailleurs, le style est très clair, l’argumentation agréablement structurée. Les expériences sont très bien décrites et accessibles à toutes formations. Ce livre permet de plus de se faire une idée globale des neurosciences cognitives sur leur contenu, leurs démarches, leurs problématiques