Dans cet ouvrage classique, enfin disponible en français, l'auteur fournit un éclairage privilégié sur la genèse du cycle de répression dans lequel l'Argentine fut plongée pendant plus de vingt ans.

Lorsqu’il est question de répression et de massacre en Argentine, on pense spontanément à la période de la dictature militaire. Entre 1976 et 1983, l’Argentine enregistra le plus grand nombre de victimes (entre 10 000 et 30 000 selon les sources) parmi les pays du Cône Sud. Opération massacre, de Rodolfo Walsh, nous rappelle que la violence des militaires ne date pas d’hier : elle a de nombreux précédents, dont le coup d’État de 1955, qui entraîna la chute du gouvernement du célèbre leader Juan Domingo Perón, et la répression déclenchée, en juin 1956, contre la tentative de rébellion des péronistes qui cherchèrent – sans succès – à renverser le nouveau régime militaire. C’est cette répression qui fournit le point de départ de la réflexion de Walsh.

Né en 1927, Walsh, journaliste et écrivain, approuva initialement le coup d’État de 1955, en raison du fort mécontentement que lui avait inspiré le régime péroniste. Il crut que le général Eduardo Lonardi, l’un des principaux acteurs du putsch, serait un leader capable d’unir les Argentins. Mais il déchanta vite, Lonardi ayant été écarté par des militaires plus durs, dont le général Pedro Aramburu, qui n’hésitèrent pas à mettre sur pied un système de répression qui cibla en priorité les péronistes. Séduit par la révolution cubaine, Walsh partit ensuite vivre sur l’île et prit une part très active dans la mise sur pied de Prensa latina, l’organe de presse créé par le régime castriste pour contrer l’action des agences de presse états-uniennes, hostiles à la révolution. De retour en Argentine, il adhéra aux Montoneros, une guérilla composée de péronistes de gauche. Le 24 mars 1977, à l’occasion du premier anniversaire du coup d’État qui permit d’instaurer la dictature dirigée par le général Jorge Rafael Videla, il envoya une « lettre ouverte » à de nombreux journaux argentins et aux correspondants de journaux étrangers, dans laquelle il dénonçait en détail l’ampleur de la répression. Il ne tarda pas, cependant, à payer pour cette action: le lendemain, il fut criblé de balles par les agents de la répression.

Opération massacre a été écrit en 1957. Il reconstitue, au moyen d’une enquête journalistique, les événements qui menèrent à la répression d’une douzaine d’hommes accusés – sans aucune preuve – d’avoir participé, le 9 juin 1956, à la tentative – avortée – de putsch réalisé par un groupe de militaires péronistes dirigés par les généraux Tanco et Del Valle. L’auteur s’est basé sur les témoignages de plusieurs survivants d’un massacre mené avec une grande maladresse par la police. Seulement deux des personnes ciblées réussirent à s’échapper avant la fusillade, et cinq furent gravement blessés lors de leur arrestation. Ce n’est pas l’ampleur de la violence qui fait la singularité des événements examinés par Walsh. Comparativement à d’autres épisodes semblables qui se sont déroulés en Argentine ou ailleurs en Amérique latine, ce massacre est somme toute limité, faisant « seulement » douze victimes, dont plusieurs qui échappèrent à la mort. Ce que le lecteur retiendra, en revanche, ce sont les mécanismes de l’opération répressive, qui ne sont pas sans rappeler d’autres situations semblables que connut l’Amérique latine. En premier lieu, on notera l’arrestation, sans preuves et loin des lieux d’opération de la rébellion, d’un groupe d’hommes soupçonnés d’appuyer le soulèvement. On relèvera ensuite la décision, prise le soir même des événements, de tuer les suspects sans souci du cadre légal – l’ordre fut donné avant la mise en vigueur de la loi martiale. À l’évidence, il s’agissait d’un acte arbitraire, mis en œuvre dans le but de terroriser les participants potentiels à la révolte péroniste. Enfin, autre élément caractéristique de nombreux massacres perpétrés sur le continent, le déni de l’opération par les autorités et la protection accordée au chef de la police et principal responsable de la répression, Desiderio Fernández Suárez. De fait, la justice se montra incapable d’élucider l’affaire : malgré quelques démarches entreprises par un juge, la Cour suprême décida, en avril 1957, de renvoyer le cas à la justice militaire (même si la police relevait de l’autorité civile), ce qui équivalait, en réalité, à suspendre les poursuites judiciaires. Dans un épilogue rédigé pour la deuxième édition du livre, en 1964, l’auteur raconte qu’il essaya sans succès d’intenter un procès à Fernández Suárez. Mais les gouvernements civils qui succédèrent à la dictature de 1955-1958 ne montrèrent aucun intérêt pour déterrer l’affaire. Ainsi, alors même que le chef de la police reçut une promotion, les familles des victimes, dont certaines comptaient plusieurs enfants, n’eurent droit à aucune forme d’aide, morale ou matérielle, de la part de l’État.


Walsh termine cet épilogue par une réflexion amère sur la perte de ses illusions à l’égard de la justice, de la réparation, de la démocratie…  Il pressentait possiblement que les événements de 1956 préfiguraient ceux encore plus terribles qui allaient avoir lieu dans les années ultérieures, d’abord la dictature du général Juan Carlos Onganía (1966-1971) et surtout celle de 1976-1983, qui allait lui coûter la vie. En somme, Opération massacre doit se lire comme une réflexion sur le début d’un cycle infernal de violence de l’État contre la société dans lequel l’Argentine se trouvera prisonnière pendant près de trente ans.