Avec la plume qui le caractérise tant, élégante et nostalgique, Vladimir Fédorovski revient avec verve et passion sur la grande histoire de l'espionnage au XXe siècle au sein de laquelle la Russie occupe une place prépondérante, sinon déterminante.

“J'ai souhaité évoquer ici ce fameux ‘siècle des espions’, qui s'ouvre sur la révolution bolchevique d'octobre 1917 et s'achève en 1991 avec la chute de l'URSS. Il y a vingt ans déjà...”   pose Vladmiri Fedorovki d'emblée. L'auteur, ancien diplomate et porte-parole de Gorbatchev, a été au cœur du pouvoir politique russe pendant des années et, de par ses amitiés, dans la confidence la plus sincère d'anciens espions, tel Graham Greene. Cependant, il est vrai que l'on pourrait légitimement émettre des doutes sur la véracité inhérente aux récits de l'auteur ; récits sans nul doute romancés, puisqu'il s'appuie en grande partie sur des conversations à la volée avec des personnes ayant évoluées dans ce milieu si particulier et vaporeux. Il faut alors se rappeler ce mot célèbre de Ian Fleming, “mes histoires sont plutôt fantastiques, mêmes si elles s'inspirent souvent de la réalité. Elles sont extravagantes et dépassent le domaine du probable, mais pas, selon moi, celui du possible”. Ici, Fedorovski, bien qu'il romance des histoires vraies, présente un cadre général et des faits indiscutables à l'histoire de l'espionnage du XXe siècle. La thèse défendue et les faits décrits demeurent particulièrement intéressants, voire saisissants. Ainsi, cet ouvrage n'est pas seulement un recueil de vies fascinantes à l'ombre du secret, c'est aussi une précieuse fresque du siècle dernier et de ses soubresauts.

L'espionnage, assise de l'Empire

La thèse principale de Fedorovski repose sur l'idée que les agents secrets et la Russie forment un tout indissociable. Il souligne au fil du livre la place prééminente prise par l'espionnage dans l'édification et la continuation d'une Grande Russie, une Russie élargie et consolidée par le glacis formé par ses conquêtes proches. On ne peut, selon lui, distinguer cette vision de la Grande et Sainte Russie de la tradition spécifiquement russe de l'espionnage. “L'Empire des tsars au XVIIe siècle, l'URSS hier et la Russie aujourd'hui sont une seule et même puissance : la Grande Russie. Et (Poutine) veut la refonder en s'appuyant sur ses services secrets.”   . Ainsi, les services secrets ont toujours façonné la politique étrangère russe au point d'en devenir le levier principal depuis l'Okhrana du Tsar, jusqu'à Poutine, ancien officier du KGB. Et les services secrets étrangers ont aussi eu leur rôle dans cet effet, car ils furent en permanence ressentis comme une menace de tout premier ordre et firent prendre le parti de la méfiance aux Soviétiques, puis aux Russes.

A cette singulière tradition que l'auteur s'attache à illustrer dans son Roman de l'espionnage, s'ajoutent deux éléments capitaux mis en exergue. D'une part, les Soviétiques ont continué l'œuvre tsariste en s'appuyant sur les services secrets pour réaliser leur dessein de conquêtes, d'autre part, les anciens officiers blancs ont rejoint le camp communiste pour défendre cette Grande et Sainte Russie face aux européens et aux asiatiques. Ces derniers sont d'ailleurs incarnés en la personne de Dimitri Bystroletov, ancien partisan blanc, qui “entreprenait de disculper la terreur rouge sous prétexte que les bolcheviks avaient su sauvegarder l'essentiel : l'Empire. mi-rouge, mi-blanc alors”   . Cette thèse et ces idées sont enrichies par les histoires passionnantes des espions du XXe siècle. Leurs exploits divers sont tout aussi fascinants que le revers de leur existence ; Fedorovski insiste aussi bien sur les moments riches et uniques que vit l'espion, que sur l' “expression de désespoir qui hante l'homme de nulle part”   .

Un siècle en clair-obscur

Une des particularités de l'ouvrage est de souligner l'ambivalence de la vie d'un espion du XXe siècle en décrivant le romantisme de ces épopées humaines, tout en n'oubliant pas le versant profondément noir de ces destins. En effet, si Fedorovski conte bien les aventures de ces gens d'exception, rythmées par les rencontres et les plaisirs en tout genre, il n'omet pas de lever le voile sur leurs fins bien souvent sordides, “chaque voiture noire pour Moscou pouv(ant) être la dernière”   ; la peur, marchant pas à pas derrière les espions, est présente à chaque page. Si Bystroletov danse sur le lac gelé de Boulogne, avant de badiner au gala de Cambridge et de se rendre au Caire comme diplomate, il finit bien par passer vint ans au goulag et perdre tout, femme et biens matériels. De même, Koltsov, proche d'Hemingway, Aragon, Orwell, Malraux ou encore Saint-Exupéry, fut fusillé sur un simple soupçon. Assurément, sous l'URSS, on passait successivement du statut d'espion fiable et honoré, à celui de traître torturé, car, comme le disait Staline, “mieux vaut faire souffrir dix innocents que de laisser échapper un espion !”   .

Et ce passage se faisait d'autant plus rapidement, que le succès de l'agent était grand. Bien souvent, les espions morts tapissaient discrètement les sous-sols du Kremlin sans avoir pu faire entendre leur voix. Or,"la souffrance est pire dans le noir ; on ne peut poser les yeux sur rien"   , comme le disait Graham Greene. Cette souffrance dernière est celle de presque tous les espions. Ceux qui ne se sont pas fait tuer par les leurs, on était capturés par l'ennemi avant d'être exécutés, à l'image de Sorgue par les Japonais. Rare sont les Ana Chapman, jolie russe à la chevelure flamboyante, à se faire démasquer, puis rapatriées en Russie pour y être célébrées, puis pressenties à de hautes fonctions. Outre ces fins tragiques, l'auteur fait bien ressortir la condition de l'agent secret qui se perd peu à peu, doute énormément et “finit par être las, désespérément las, du mensonge”   affirmait alors Graham Greene. Cet aspect tragique de la vie de l'espion ordinaire se ressent terriblement lorsque Noureev réplique à un journaliste français, “Je ne retournerai jamais dans mon pays, mais je ne serai jamais heureux non plus dans le vôtre”   .

Un espion au sommet du Kremlin

Il reste indéniable que la puissance et l'influence des services secrets russes, et notamment du KGB, sont toujours visibles et perceptibles dans le monde contemporain ; aujourd'hui plus qu'hier, puisque le nouvel homme fort de la Russie n'est autre qu'un ancien agent du KGB, Vladimir Poutine. Et la montée de Poutine au sommet de la hiérarchie est tout sauf un hasard. Le putsch de 1991 était du à la tension forte entre Krioutchkov, le chef du KGB, et Gorbatchev, le maître du Kremlin. Pour dépasser cette opposition traditionnelle née de la rivalité entre Béria et Staline, Youmachev conseilla à Elstine de prendre pour successeur “un officier du KGB”   . De là, vient l'accession fulgurante au pouvoir de Poutine, l'homme qui unit les deux forces de la Russie, celle secrète et celle visible. Il va sans dire que de nos jours, l'espionnage russe dans les pays occidentaux est plus élevé que jamais. “Dans le but de tisser une toile aussi large qu'invisible, le Kremlin a toujours favorisé l'infiltration d' "illégaux"“   et cette action se perpétue dans un monde où anticiper est devenu de plus en plus important.

En somme, Vladimir Federovski trace avec brio un panorama large de l'histoire de l'espionnage au XXe siècle à travers le prisme russe. Des cinq de Cambridge au putsch raté du KGB de 1991 et à l'accession de Poutine au pouvoir, en passant par l'affaire Farewell, les histoires d'espions se succèdent et ne se ressemblent pas