Malgré la mobilisation de nombreux et riches indicateurs, la démarche théorique à l'origine de cette géographie de l'exclusion manque de clarté pour être convaincante.

 Dans le contexte de la crise actuelle, une étude approfondie de l’exclusion est nécessaire. Les conditions économiques semblent en effet conduire à une hausse des facteurs de marginalisation sociale : le maintien du chômage, la moindre prise en charge sociale des questions de santé et de handicap ou encore l’accentuation de l’isolement des minorités contribuent à créer chez des individus le sentiment de ne plus correspondre au modèle dominant et de ne plus pouvoir participer aux dynamiques de la société dans laquelle ils vivent. L’ouvrage de Gérard-François Dumont, Géographie urbaine de l’exclusion, apporte une contribution nécessaire à la réflexion sur ces situations. Son auteur, professeur à l’université Paris-IV, dont les recherches sont au croisement des champs de la géographie, de l’économie et de la démographie, étudie la répartition spatiale de l’exclusion dans le cadre des grandes métropoles régionales françaises, en cherchant à y définir les spécificités d’une géographie et à en identifier les causes et les conséquences. 

Penser l’exclusion, au-delà du modèle parisien

L’étude du cas de Paris domine, en France, les publications ayant pour sujet l’exclusion urbaine. C’est à partir de ce constat que cette Géographie urbaine de l’exclusion construit son argumentation : l’omniprésence de la capitale, en effet, biaiserait les lectures généralement faites du phénomène. La situation parisienne sert de "modèle d’interprétation"   , trop souvent appliqué aux autres métropoles du pays, sans précaution, sans nuance et sans travail de vérification. L’enjeu de l’ouvrage de Gérard-François Dumont consiste à mettre fin à cette hégémonie, en questionnant l’exclusion dans des villes au rayonnement moindre sans idées préconçues mais à partir de leurs caractéristiques propres. Les cas de Bordeaux, Lille, Lyon, Nice, Marseille et Toulose permettent à l’auteur de s’interroger sur l’existence d’une organisation spatiale de l’exclusion spécifique à ces métropoles et sur une possible remise en cause de l’importance des processus de valorisation des centres-villes, que de nombreux chercheurs présentent aujourd’hui comme le principal moteur des dynamiques urbaines.

Les moyens méthodologiques mis en œuvre pour apporter des réponses à ces questions sont intéressants. Définissant l’exclusion comme un phénomène multiforme et très variable dans ses manifestations, Gérard-François Dumont mobilise un ensemble d’indicateurs riche, concernant essentiellement les caractéristiques sociales et fiscales des populations. Si certains d’entre eux, comme le taux de familles monoparentales ou de personnes non-diplômées, sont récurrents dans les mesures de l’exclusion, d’autres, comme le taux de surendettés ou le taux de bénéficiaires de l’allocation parent isolé, témoignent d’une approche soucieuse de rendre compte de la diversité des situations. Ce travail n’est d’ailleurs rendu possible que par la mobilisation de trois sources statistiques rarement utilisées – la Direction générale des impôts, la Banque de France et les Caisses d’allocation familiale – dont les données confèrent à l’ouvrage un indéniable intérêt.

Un modèle de répartition des exclus propre aux grandes métropoles régionales françaises ?

L’étude de Gérard-François Dumont se déploie en deux moments. Le premier consiste en une longue analyse des treize indicateurs sélectionnés, et ce dans les six villes étudiées. Ce travail, exhaustif mais fastidieux, qui mêle de façon parfois confuse descriptions et explications, est accompagné d’une cartographie de qualité. La diversité des résultats obtenus rend nécessaire, dans un second temps, la prise en compte simultanée des treize indicateurs. Est forgé pour ce faire, à partir des données rassemblées, un indice synthétique d’exclusion (ISE), dont l’ouvrage analyse la répartition spatiale dans les six métropoles régionales. 

Deux éléments découlent de ce travail. Il apparait que la géographie de l’exclusion connait une logique spécifique dans les grandes métropoles régionales françaises : dans la majorité d’entre elles, les plus hauts niveaux d’ISE sont localisés dans et à proximité de la commune-centre, alors qu’ils ne cessent de décroitre au fur et à mesure que l’on s’en éloigne. Ceci suppose, selon l’auteur, la remise en cause de la validité du modèle parisien de répartition des exclus pour les grandes villes françaises de province et de l’importance, dans la France urbaine, du processus de revalorisation des centres-villes: la gentrification. L’auteur n’hésite ainsi pas à conclure que la plupart de ces grandes métropoles régionales "suivent clairement le schéma centripète nord-américain, puisque les communes-centre y comptent un ISE dans la catégorie élevée"   .

Une méthodologie approximative

Le fait de parler de l’applicabilité d’un "modèle nord-américain" dans les métropoles françaises est lourd de conséquences. Ce modèle est en effet issu d’une conceptualisation longue, résultat des travaux de l’école de Chicago   , dont les présupposés sont notamment inséparables de réflexions sur l’immigration et la ségrégation, qui ont pris des formes très différentes en France et aux États-Unis. L’argumentation de Gérard-François Dumont à ce sujet est rapide et péremptoire. Ainsi, si sa remise en cause d’une vision linéaire de l’exclusion, habituellement considérée par les chercheurs comme faible en cœur de ville et forte dans ses marges, est justifiée et intéressante, la brutalité de ses interprétations ne met pas moins en évidence une approximation méthodologique, qui est sensible dans tout l’ouvrage.

À ce titre, l’un des points les plus problématiques réside dans la façon imprécise dont l’auteur conceptualise l’exclusion elle-même. Le terme n’est en effet défini, dans l’introduction de l’ouvrage, qu’en quelques mots : il s’agit de "la marginalisation sociale d’une partie de la population d’une société"   . Une telle formulation n’a pas un pouvoir explicatif fort, dans la mesure où elle ne fait que remplacer un concept problématique, l’exclusion, par un autre, la marginalisation. Ces deux mots peuvent pourtant référer à des vécus très différents, dans leur intensité, mais aussi dans leur nature : il est difficile de les étudier sans en problématiser le sens. Dans le travail de Gérard-François Dumont, il semble que seul le choix des indicateurs, lui-même peu argumenté, soit à même de donner une image de ce que l’auteur considère comme des situations d’exclusion, alors même que ce choix devrait découler d’un travail de définition rigoureux. 

Ce travail aurait aussi dû passer par un questionnement sur l’état des recherches en la matière. L’ouvrage ne cesse en effet de se présenter comme "novateur"   . A plusieurs points de vue, il l’est en effet, mais il n’en reste pas moins regrettable que Gérard-François Dumont ne fasse jamais l’effort de se replacer dans l’histoire, pourtant riche et dense, des travaux sur l’exclusion. Les rapports annuels de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES), notamment, sont des sources remarquables, qui utilisent des indicateurs très précis, mais qui ne sont cités par l’auteur que dans sa bibliographie, et jamais commentés   . De plus, Gérard-François Dumont ne souligne jamais le fait qu’il n’est pas le premier à vouloir forger un indicateur synthétique de l’exclusion : plusieurs chercheurs et institutions se sont attelés à la constitution d’un outil comparable. L’un d’entre eux, créé par l’INSEE, qui a notamment servi à la délimitation des zones urbaines sensibles, porte d’ailleurs le même nom que celui donné par Gérard-François Dumont à son propre indicateur   . Il aurait ainsi été intéressant de critiquer les limites des outils existants pour justifier la création d’un nouveau et, ce faisant, éviter les écueils auxquels d’autres scientifiques ont pu être confrontés.

Les échelles de l’exclusion

Cependant, le choix le plus contestable que fait dans son étude Gérard-François Dumont reste celui de l’échelle d’analyse. L’auteur travaille en effet sur des aires urbaines, respectant ainsi les logiques de déplacement et de la vie courante au sein des grandes métropoles. Cependant, les données qu’il utilise sont présentées, à l’intérieur de ces aires urbaines, à l’échelle des limites communales. Ce choix, bien qu’il soit probablement motivé par la disponibilité des indicateurs statistiques et qu’il soit complété par des éléments d’explication infra-communaux, n’en reste pas moins difficile à justifier. L’exclusion se manifeste en effet, comme de nombreux phénomènes sociaux, parfois à des échelles très fines. Les différenciations se font souvent au niveau des quartiers, dans des sous-ensembles urbains qui ont des identités marquées : peut-on ainsi vraiment traiter de façon uniforme l’exclusion à Toulouse, alors que la ville elle-même présente un éventail de situations profondément différenciées ? Quoi de commun en effet, pour prendre un exemple extrême, entre les abord du Capitole et le quartier du Mirail ? Ce sont aussi de ces continuités et discontinuités, internes aux villes-centres, qu'une géographie de l’exclusion doit pouvoir rendre compte.

L’approche communale a certes un efficace, dans la mesure où Gérard-François Dumont souhaite aborder l’exclusion jusque dans les zones périphériques des aires urbaines, où l’échelle communale prend un sens plus manifeste. Cependant, cette échelle ne permet pas de tirer de conclusions sur l’importance relative de l’exclusion et de la gentrification dans les grandes métropoles régionales françaises. La gentrification ne se manifeste en effet pas à l’échelle des villes entières, mais elle progresse lentement et selon des logiques qui dépassent les limites institutionnelles. Surtout, elle conduit rarement à l’effacement des situations d’exclusion : pour certains auteurs, les deux phénomènes ont même partie liée, dans la mesure où la gentrification créerait pour ceux qu’elle déplace des situations de grande précarité   . Tirer des conclusions sur ce processus exige donc qu’on se penche sur des indicateurs à même de l’identifier spécifiquement, et non dans le creux d’un autre phénomène. 

Cette Géographie urbaine de l’exclusion, avec des objectifs légitimes et des moyens remarquables, aboutit à des conclusions contestables. L’état des lieux de l’exclusion dans les grandes métropoles régionales françaises réalisé par Gérard-François Dumont reste, malgré un réel travail d’analyse et de cartographie, incomplet, du fait d’une problématisation et d’une méthodologie approximatives.