Ce petit texte, en voulant prolonger la réflexion furetienne à propos des révolutions européennes du XXème, nous offre la possibilité de se pencher sur l’actualité de l’autre côté de la Méditerranée.


Donner du sens aux mots.

 Plus un mot perd de contact avec le réel, plus il est facile de l’utiliser. Sa fluidité devient même une condition de son universalité et de son adaptabilité car, en cessant de renvoyer à quelque chose de concret, le terme acquiert une puissance accrue. Il échappe au champ de l’expérience, aux contraintes de l’histoire, pour devenir un horizon d’attente, qui s’appuie sur la mémoire et le mythe. C’est cette distance entre ce qui a été et ce qui doit encore être qui donne au mot une force évocatrice et une valeur politique. Tandis que la même parole faisait jadis allusion à un processus historique déterminé, elle renvoie maintenant à un espace indéterminé dans lequel tout espoir ou toute crainte peut trouver sa place. Le mot ainsi perd son caractère problématique pour acquérir une dimension illusoire et illimitée. Il ne définit plus, il évoque. Sans doute c’est le cas du terme révolution qui depuis le mois de janvier, grâce aux événements du monde arabe, a connu une fortune immense dans le débat politique français et même au-delà.

 Mais, est-ce que cet enthousiasme est justifié ? Passée l’émotion des premières semaines, n’est-t-il pas l’heure de s’interroger davantage sur le phénomène révolutionnaire et de réfléchir sur ce que nous entendons lorsque nous causons révolution?

 Le petit livre Passions révolutionnaires se révèle un outil précieux en ce sens, car, conçu bien avant le retour de la liberté dans les pays arabes, il n’a devancé l’actualité que pour mieux l’expliquer. Pensé pour réfléchir sur l’œuvre de François Furet, le livre se devient ainsi  l’un des meilleurs instruments pour comprendre le processus en cours.  L’intention initiale des trois auteurs, Hamit Bozarslan, Gilles Bataillon, Christophe Jaffrelot, tous spécialistes reconnus sur XXème siècle, était de reprendre les analyses formulées par François Furet à propos du phénomène communiste pour les appliquer à d’autres phénomènes révolutionnaires. Le but des trois chercheurs n’était pas tant de  "tester la validité des réflexions " que Furet avait exprimé lors de la publication de son ouvrage Le passé d’une illusion   mais plutôt " d’élargir le débat en dépassant l’engagement communiste en Europe même "  (p. 13). Quelle est la relation entre le modèle révolutionnaire européen et les mouvements de révoltes qui se sont développés sur les autres continents ? En adoptant une perspective comparatiste, qui n’efface jamais la spécificité des cas traités, les trois historiens s’efforcent de réinterroger le XXème siècle en nous offrant par là une bonne chance de mieux comprendre le moment dans lequel se trouve la rive sud de la Méditerranée
 
Prolonger Furet

 L’un des atouts majeurs de Passions révolutionnaires réside dans sa clarté et dans sa capacité de synthèse qui permet, même à ceux qui ne sont pas des spécialistes, de vite comprendre les enjeux essentiels. Le premier chapitre du livre, œuvre de Bozarslan, est tout-à-fait exemplaire en ce sens.

 L’ancien élève de Furet résume non seulement bien le livre Le passé d’une illusion en soulignant l’importance accordée à la sphère du politique par son ancien maître, mais il présente aussi de manière exhaustive la valeur heuristique que le concept de passions révolutionnaires acquiert dans le cadre de la réflexion furetienne.

 Tandis que Furet avait compris en quelle mesure le phénomène révolutionnaire, et notamment l’engagement communiste au XXème, demeurait inexplicable sans prendre en considération sa dimension passionnelle et psychologique, Bozarslan a pour sa part la capacité de trouver les bons mots pour se réapproprier le sujet et de le vulgariser. Ainsi, par exemple il nous explique, que "la révolution n’est pas seulement un processus de sortie de l’aliénation [imposée par le tyran ou par le capital] ; [mais] par les attentes qu’elle engendre et souvent les sacrifices qu’elle entraine, elle devient un projet pour doter la société des armes nécessaires afin qu’elle ne soit plus jamais tentée " d’être esclave (p.37). C’est-à-dire que la Révolution ne peut pas être considérée seulement comme le renversement d’un régime ou l’interrègne entre deux types de gouvernements différents. Pour en être une, une Révolution implique aussi (et surtout) la construction d’un horizon d’attente commun qui à la fois efface et exalte l’individu. Encore plus que dans le domaine social, une Révolution se mesurerait alors sur sa force de mobilisation et sur son aptitude à imposer une lecture du futur capable de justifier d’abord la lutte et ensuite, si celle-ci a des issues heureuses, l’emprise que les acteurs révolutionnaires ont sur la société. " Le pouvoir issu de la révolution se construit une double légitimité par le monopole du sacrifice révolutionnaire qui lui a donné naissance et par la production de sa seule lecture autorisée."  (p.45) Figure centrale de ce mouvement contestataire est sans doute le bourgeois, "  l’homme du reniement " selon Furet, car, tout en étant le protagoniste de la société démocratique, il est conscient de limites de celle-ci et il en devient le principal contestataire.

 Pour conclure, en reprenant la réflexion furetienne, Bozarslan propose au lecteur une interrogation saisissante : les passions révolutionnaires, sans cesse renouvelées, ne seraient elles pas une condition de la modernité ? L’attente révolutionnaire, au-delà des circonstances sans cesse changeantes où elle se concrétise de part son côté messianique et indéterminé serait-t-elle une compagne fidele et même nécessaire de la contemporanéité démocratique ? (p.48)

Du castrisme à la terreur hindouiste en passant par le Moyen Orient

 Les trois courts essais qui composent le livre se proposent justement de creuser cette question en prolongeant la réflexion furetienne sur des foyers révolutionnaires extra-européens que Furet n’avait pas pu ou voulu prendre en compte de son vivant. Ces textes voudraient inspirer des nouvelles recherches à la fois sur le cas spécifique abordé et sur le phénomène révolutionnaire au XXème siècle.

 Gilles Bataillon notamment se charge d’analyser les deux cas de la Révolution cubaine et nicaraguayenne, en élaborant une interprétation qui puisse expliquer la mise en place des deux systèmes " totalitaires " . Avec subtilité, il démontre que la construction de la nouvelle forme d’oppression se fonde sur la fusion entre l’héritage des habitudes du passé et l’affirmation des nouveaux discours marxistes-léninistes. À Bataillon de pointer la préexistence de pratiques et de représentations du passé selon lesquelles la sphère sociale est "essentiellement inachevée et, de ce fait condamnée à la barbarie s’elle n’est pas mise en ordre " par en haut ""   . C’est ce substrat culturel qui facilite la mise en place d’une bureaucratie capable de confisquer tout l’espace politique. Ainsi Bataillon démontre l’évolution du rôle des passions révolutionnaires. Si celles-ci ont d’abord légitimé la résistance et le renversement des anciennes tyrannies, elles se transforment, par le biais des circonstances, en autant de discours hégémoniques qui encadrent la société au profit de nouveaux vainqueurs.

 Apparemment agité par les mêmes mots d’ordre et par les mêmes aspirations égalitaires, le Moyen-Orient constitue pourtant un tout autre cas de figure comme en témoigne l’essai de Borzaslan sur la région. Le chercheur adopte une démarche chronologique plutôt que nationale qui permet de saisir l’évolution globale des passions révolutionnaires à travers le siècle. Il reconstruit leur étroite filiation avec l’Occident en dépit du fait que celui-ci soit ressenti comme le principal obstacle à la modernisation. du Pays. La pensée de la gauche "assure une continuité avec l’occidentalisation en même temps que la rupture. Elle préserve l’idée du progrès et offre les instruments de la critique de l’ordre existant dans toutes ses composantes, y compris la tradition et la religion"    Dans cette lutte d’émancipation les intellectuels jouent un rôle absolument décisif, car ils sont censés incarner l’avant-garde consciente d’un prolétariat, faible sur le plan quantitatif et politique. Ce décalage entre minorités révolutionnaires et masses se révèle dans toute son ampleur dans l’après-guerre lorsque « incapables de prendre eux-mêmes le pouvoir, les acteurs civils acceptent de procéder par délégation et légitiment les militaires, salués en sauveurs, pour leur confier la mission explicite de résoudre la " question nationale "   . La référence au communisme officiel, et son fort lien avec Moscou, progressivement s’estompe au profit d’une pluralité de voix révolutionnaires, capables de trouver dans les cas kurde et palestinienne deux forts agents mobilisateurs. Mais si la légitimité révolutionnaire marxiste arrive à se renouveler pour des décennies, en trouvant à la fois des nouveaux acteurs et des nouvelles revendications, elle entre en crise définitivement à la fin des années 1970 lorsque fait irruption sur la scène la Révolution islamique grâce au modèle iranien, auquel sont dédiées des pages subtiles.

 C’est le continent indien qui ferme ce tour d’horizon révolutionnaire et ce n’est pas la partie la moins intéressante du livre. Au contraire, Jaffrelot, spécialiste du sujet, reconstruit finement la culture révolutionnaire indienne en distinguant les jeux d’emprunts révolutionnaires européens qui progressivement se greffent sur la tradition hindouiste. Il relève notamment les origines religieuses des mouvements révolutionnaires qui trouvent dans la violence et dans le sacrifice individuel le moyen pour se libérer de la domination anglaise à laquelle ils s’opposent. "L’idée que la révolution doit changer la société n’effleure aucunement la plupart de ce qu’on appelle les " révolutionnaires " et qui n’ont qu’un désir : se débarrasser des Britanniques, quitte à mourir avec eux "   Cette empreinte religieuse pourtant s’estompe dans le temps sous l’influence du marxisme européen, tout en gardant cependant son caractère radical. À Jaffrelot de nous expliquer le lent passage de la violence à la solution gandhienne, qui lentement s’impose au fil des années 1920 et 1930. La violence constitue alors le véritable trait d’union d’une passion révolutionnaire originale à bien des égards inclassable par rapport aux exemples européens.

 Passions universelles ou bourgeoises ?

 Passions révolutionnaires est un livre intéressant par sa capacité d’ouvrir un vaste ensemble de réflexions à partir d’une seule question. Celle-ci est traitée sous plusieurs points de vue qui se croisent en s’enrichissant. En ce sens, il est un livre pleinement furetien plus encore par son inspiration que par la thématique traitée, quoique celle-ci se greffe sur le solide socle intellectuel offert par Le passé d’une illusion. La richesse du livre pourtant dérive de l’intuition de la pertinence d’adopter une grille d’analyse transnationale et même transcontinentale pour discuter du phénomène révolutionnaire au XXème siècle. Ce choix se révèle particulièrement heureux en permettant d’échapper à la tentation de faire de l’exemple révolutionnaire occidental le seul paradigme sur lequel bâtir l’analyse.

 Certes, on ne peut s’empêcher de remarquer l’absence de toute réflexion à propos du rôle du prolétariat dans la montée en puissance des passions révolutionnaires. Celui-ci est toujours envisagé comme s’il n'avait rien été d’autre que l’une des figures du discours de l’élite révolutionnaire sans que ses passions à lui ne soient jamais prises en compte. Ce vide est d’autant plus marquant que la force du livre réside justement dans sa capacité de contextualiser ces mouvements révolutionnaires et d’en saisir les apories et les revirements.
 
 Pourtant l’attention, toute furetienne pour le rôle de la bourgeoisie et des intellectuels, ne devrait pas faire oublier que les révolutions marxistes ont eu tant de force au XXème siècle non seulement car elles ont agi au nom du prolétariat, mais aussi à cause et grâce aux souffrances de celui-ci. Autrement-dit elles ont fait appel à ses passions. Par sa double condition d’acteur et d’objet, le prolétariat est devenu ainsi l’un des agents et des acteurs principaux du changement. Ne pas considérer cet aspect limite forcéement le champ d’analyse. Car pour bâtir une Église ne suffit pas la foi et la coercition des inquisiteurs, encore faut-il les espérances et la force des fidèles.