À la fois ouvrage théorique et beau-livre, Art et Féminisme présente l’évolution du féminisme dans sa relation au monde de l’art. D’abord, sous la forme d’un essai puis d’explication d’œuvres.  

Art et Féminisme. Dans ce titre, notez bien le "et". Pas question d’art féministe, comme champ spécifique de la création ! L’ouvrage explore plutôt comment un mouvement multiple – aussi bien courant de pensée, action politique, réflexion sur soi et sur la société, se réalise dans et à travers l’art et comment, se faisant, il bouscule les schèmes même de l’art. Par ailleurs, ce "et " marque aussi la dualité au cœur des œuvres traitées. Elles sont art et portent en elles une réflexion sur les femmes. Indépendamment, parfois, du discours de leur créatrice. "Certaines artistes majeures, comme Louise Bourgeois et Chantal Akerman, ont souvent affirmé ne pas être féministes, préviennent les auteures. Mais cela ne veut pas dire que leurs œuvres soient 'non-féministes'. On peut les interpréter d’un point de vue féministe et dire qu’elles ont influencé des artistes féministes"   . C’est cette interprétation que nous livre l’ouvrage.

Respectueux de la chronologie, l’essai de Peggy Phelan, qui ouvre l’ouvrage, analyse l’expression du féminisme dans l’art comme une évolution dialectique. Comme si le féminisme traduisait un long processus de prise de conscience par les femmes de leur condition et de ce qu’elles sont. Ce cheminement, nous explique-t-on, passe d’abord par une réappropriation du corps féminin par les femmes elles-mêmes. Nous sommes dans les années 1960, le féminisme fait ses premiers pas. Le corps des femmes, voire des artistes, devient le centre des œuvres. La symbolique du vagin est explorée. Il s’agit de se réapproprier cet espace interdit, tabou, comme lieu de plaisir, de pouvoir, en tout cas de possibilités.

Au tournant des années 1970, s’élève une critique contre l’essentialisation du corps féminin. Il faut montrer que le statut de femme n’est pas naturel mais construit. "La 'prise de conscience' des femmes rappelle le principe hégélien de l’Aufhebung, lequel évoque à la fois élévation et renoncement“   . Les artistes entament alors un travail réflexif à partir de la théorie psychanalytique et du poststructuralisme, sur le langage et la représentation. Le but : rendre possible la déconstruction des stéréotypes et préjugés pour reconstruite une nouvelle manière d’être femme, voire une multiplicité de manières d’être femmes. C’est aussi l’époque, rappelle l’essai, où des artistes noires telles que Betye Saar dénoncent le féminisme, comme un courant représentant exclusivement les femmes blanches, et soulignent la nécessité de questionner les problématiques raciales conjuguées à celles du sexe.

Vers les années 1990, ajoute Peggy Phelan, l’expérience du féminisme en art réinvestit le corps, espace privilégié du premier féminisme, tout en conservant l’acquis du poststructuralisme et de l’influence de Lacan sur les décennies précédentes. À l’aube du XXIe siècle enfin, le féminisme explore la réflexion sur le passé et sur les lieux de mémoire, comme pour revenir sur les horreurs du siècle passé afin de les dépasser.

Art et Féminisme montre qu’au cours de l’évolution du féminisme, l’art a servi de lieu de mutation à la fois politique et personnel. D’un côté, les artistes dénoncent le patriarcat, les rôles imposés aux femmes dans la société. Mais, de l’autre, elles transforment la sphère personnelle par ces œuvres où elles livrent leur expérience intime : la menstruation, la grossesse, le viol. Cependant, parce qu’elles dévoilent des expériences cachées mais qui ne concernent que les femmes, leur portée dépasse de loin le simple témoignage : "On voyait maintenant dans les expériences personnelles, mêmes lorsqu’elles étaient source de honte, les symptômes de facteurs politiques plus larges"   . De là découle l’intérêt pour le passé et les travaux "typiquement" féminin : couture, nettoyage, etc. Intérêt aussi pour la question de la place des femmes dans l’art et dans les musées. Exemple, pour n’en citer qu’un : Philip Golub Reclining de Sylvia Sleigh   , tableau dans lequel l’artiste "inverse la norme qui, dans toute l’histoire de l’art occidental, fait de la femme le modèle et de l’homme le peintre". En même temps qu’il questionne la société, l’art des féministes questionne l’art et la manière dont l’art tout court se pratique.

Le recueil d’œuvres présentées sur les trois derniers quarts du livre permet de mieux visualiser les différents moments évoqués dans l’essai. Chaque œuvre s’accompagne d’un petit commentaire interprétatif expliquant sa spécificité tout en la rattachant à des mouvements plus généraux. À l’image de l’art et du féminisme, les deux parties de l’ouvrage se complètent et enrichissent mutuellement la réflexion sur la condition des femmes, sa représentation et sur les différences et les identités sexuelles.