Ancien rédacteur en chef de l’International Justice Tribune, Thierry Cruvellier a suivi à Phnom Penh les audiences du procès de Douch, premier accusé à comparaitre devant le tribunal international chargé de juger les crimes des hauts responsables Khmers rouges. Un procès et un récit aux attentes partiellement déçues. 

*Article actualisé le 3 février 2012, jour de la condamnation à perpétuité de Douch par le tribunal parrainé par l'ONU.

 

Le 5 septembre dernier, Vann Nath rejoignait le royaume des esprits. Homme droit, à l’intelligence prompte et nette, il pouvait espérer trouver la paix et la sérénité que le monde des hommes lui avait si longtemps déniées. Car depuis plus de trente ans, la conscience de Vann Nath accueillait le souvenir obsédant de tout ce que le système carcéral et de mise à mort Khmer rouge avait pu produire de terreur et de désespoir humain. 

 

Au cœur de ce système, le centre S-21, implanté sur plusieurs sites du cœur et des environs de Phnom Penh, la capitale cambodgienne. Sur les douze à seize mille prisonniers engloutis par le centre, seuls sept adultes et quatre enfants échappèrent de manière certaine à la mort. Par inadvertance, dans la confusion de l’évacuation de la prison centrale –Tuol Sleng – face à l’approche des troupes vietnamiennes, début janvier 1979.

 

Vann Nath fut l’un de ces survivants. Peintre, il consacra le reste de sa vie à témoigner oralement et picturalement des atrocités qui firent de S-21 l’insigne noir du régime destructeur des Khmers rouges : près de deux millions de morts entre le 17 avril 1975 et le 7 janvier 1979, par assassinat, famine et épuisement, au nom de l’émancipation collectiviste du peuple. 

 

Douch face à la justice

 

Survivre à S-21 est a priori un contre-sens. Son directeur, Douch, l’affirme lui-même sans détour : « S-21 était réservé aux gens qui devaient être exécutés. Il n’y avait pas de protection de leurs droits. […] Nous ne faisions qu’attendre le moment où ils seraient écrasés »   . Cette sortie glaçante n’est pas la fanfaronnade d’un tortionnaire en mal d’exposition médiatique. Elle est la réponse clinique d’un accusé à ses juges. 

 

Après des années d’atermoiements politiques et de frictions diplomatiques, un tribunal chargé de juger les crimes des hauts responsables Khmers rouges encore en vie a en effet vu le jour à Phnom Penh, à l’été 2006. Forme inédite de justice internationale, les Chambres extraordinaires au sein des Tribunaux cambodgiens (CETC) sont une hybridation de juridiction pénale internationale et de juridiction nationale. 

 

Avant même son entrée en fonction, le tribunal catalyse espoirs et défiances des acteurs directs et indirects des drames du Cambodge. Va-t-on enfin pouvoir comprendre pourquoi tant de mal a été causé ? Ne risque-t-on pas de rouvrir les plaies mal cicatrisées de la société cambodgienne ? Le pouvoir en place, truffé d’anciens Khmers rouges, laissera-t-il la justice suivre son cours serein ? Les binômes de juristes cambodgiens et étrangers vont-ils fonctionner? Ne valait-il pas mieux privilégier une politique de vérité et de réconciliation ?

 

Thierry Cruvellier ne passe pas sous silence cette litanie d’interrogations et de doutes. Il ne s’y attarde pas non plus. L’entreprise du journaliste ne consiste en effet pas à trancher la question du bien-fondé d’un tel procès, ni à en radiographier les conditions de mise en œuvre. Ce que l’ancien rédacteur en chef de l’International Justice Tribune vient saisir à Phnom Penh, c’est la manière dont l’un des plus grands tortionnaires du 20e siècle entend rendre justice de ses crimes. Car Douch reconnaît les actes qui lui sont reprochés, comme il reconnaît la nature criminelle du régime qu’il a servi avec conviction. Un cas de figure rare et singulier, qui fait dire à l’auteur que « jamais […] il ne fut donné à la parole du bourreau d’être entendue avec une telle abondance »   .

 

Quand le bourreau se repent

 

Le « dossier » Douch est le premier à être examiné par les CETC. Son procès se tient du 17 février au 27 novembre 2009. Douch est accusé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Les attentes placées dans le procès touchent autant à l’histoire qu’à la morale, à la justice qu’à sa traduction procédurale. La comparution de l’ancien directeur de S-21 a aussi valeur de test pour les juges, l’accusation, la défense des autres accusés, et bien entendu les parties civiles qui, représentées pour la première fois dans une enceinte de justice internationale, espèrent la vérité. Et pour certaines un pardon, loyal, sincère. 

 

Mais c’était sans doute trop attendre d’un seul homme. Qui plus est d’un homme rompu à la manipulation des consciences et à l’usage perverti de la parole. Le titre de l’ouvrage est à cet égard lourd de sens : maître des aveux, Douch l’a été lorsqu’il inspirait et soutirait des confessions ubuesques aux ennemis de la révolution ; maître des aveux, Douch le reste vis à vis des siens propres, auxquels hommes de loi, observateurs du procès et victimes de Douch attachent tant d’importance.

 

Et de fait, Douch n’expose que sa part de conscience balayée par le faisceau aveuglant des évidences. « Je ne peux pas nier s’il existe des documents, énonce-t-il simplement. Je reconnais tout ce qui provient de S-21. Je n’accepterai pas d’autre preuve »   . Ce qui laisse une certaine latitude à l’accusation, l’intégralité des archives de S-21 ayant été miraculeusement conservées, formant aux yeux de l’auteur une « monstrueuse montagne de l’absurde […] , où le grotesque le dispute à l’épouvante »  

 

Les désillusions du procès

 

Seulement, l’accusation et les avocats des parties civiles semblent manquer d’inspiration, voire de diligence. Par rapport aux faits, aux témoins, aux interventions de Douch lui-même. Celui-ci prend l’ascendant sur les débats, au point que « ce qui était un si formidable atout, la parole de l’accusé, est devenu un excès pesant »   . L’ancien Khmer rouge peut même se payer le luxe de confondre un témoin des parties civiles, qui se fait passer pour un rescapé de S-21. En invalidant son identité, l’accusé inflige un triste camouflet aux parties civiles, dont l’une des avocates en viendra à émettre cet affligeant constat pour la justice internationale : « Les témoignages sont recueillis par les associations de droits de l’homme. Ce sont de jeunes enquêteurs sans formation. C’est un travail d’amateur, avec les moyens du bord »   .

 

Dans ces conditions, difficile d’escompter une révolution, ou plus modestement, un progrès significatif dans la connaissance du système dont le directeur de S-21 a été un zélé et ardent rouage. L’intelligence froide, logique, de Douch fait des ravages. Se précisent dès lors au fil du livre la nature des aveux du tortionnaire, la teneur de la culpabilité dont il s’afflige : Douch se sent moins coupable de ce qui devrait accabler sa conscience, que de ce qui rend sa culpabilité accablante. Sans doute est-ce là une autre manifestation de l’ambivalence que les experts psychologues identifient chez l’accusé. Pour les victimes et leurs familles, en revanche, il ne s’agit de rien d’autre qu’une indécente duplicité : « Celui-ci dit prier. Mais pas pour les âmes des victimes afin qu’elles reposent en paix ! Il prie pour lui-même. Le jour de son propre anniversaire »   .

 

Pour beaucoup, il n’y a donc pas grand chose à attendre d’un accusé si manifestement calculateur, si avare en émotions et en sentiments – sa « formidable carapace contre les émotions humaines »   ne se brisera franchement qu’une seule fois, à l’évocation de Phung Ton, illustre professeur de droit assassiné en juillet 1977 à S-21. Aussi les parties civiles sont-elles moins désemparées qu’écœurées lorsque par un improbable coup de théâtre lors des plaidoiries finales, Kar Savuth, l’avocat cambodgien de Douch, exige l’acquittement et la libération de son client. 

 

Un parti pris narratif dommageable

 

Et de se demander si la désillusion et la colère gagnant les travées de l’assistance n’ont pas distillé une distance lasse et désabusée chez l’auteur lui-même, pourtant rompu à l’humaine imperfection des scènes judiciaires. Comme si les faiblesses de l’accusation, l’approximation des parties civiles, la prise en main des débats par l’accusé avaient altéré d’une matière fade son goût de fin connaisseur. A moins que le sondage des âmes humaines ait perdu de son attrait au fil des audiences : « Plus on suit de procès, plus on ne croit en personne. Ni aux témoins ni aux policiers. Ni aux juges ni aux procureurs. Ni aux avocats de la défense ni aux victimes […] . Une rigidité de la désillusion en quelque sorte »   .

 

Dès lors, le récit du procès de Douch peine à atteindre la tension narrative qui donne chair et âme aux acteurs d’un drame judiciaire et, au-delà, d’un drame historique. Malgré plusieurs moments pénétrants – la déposition du petit frère d’une victime, Ou Windy, le témoignage de François Bizot, ethnologue prisonnier de Douch au début des années 1970, les fulgurances de François Roux, avocat français de Douch - l’intensité des êtres et des histoires peine à traverser l’épaisse paroi vitrée qui sépare la cour des spectateurs.

 

Ce manque d’incarnation tient largement au parti pris narratif, qui privilégie l’enchevêtrement chronologique et le télescopage à une construction linéaire ou thématique. Peut-être l’auteur a-t-il cherché de la sorte à atteindre plus justement les vérités de cette terre et de sa mémoire meurtrie, dans une contrée où la pensée se déploie de manière circulaire et répétitive : « Le cercle s’oppose à la ligne, la redite au cumul, le détail à la synthèse et le temps présent à l’agencement gradué et ascendant du passé vers le futur »  

 

Mais le procédé finit par être frustrant, ne laissant pas à la parole des bourreaux, des victimes, des juristes, le temps de se déployer convenablement, pour pouvoir circuler à son tour. On peut d’autant plus regretter ces écueils qu’une matière à questionnement dense, riche, s’offrait au regard de l’observateur subtile et percutant qu’est Thierry Cruvellier. Mais le procès des Khmers rouges ne s’arrête pas - théoriquement - au cas Douch, pour lequel un verdict se fait toujours attendre   . Les enjeux juridiques, mémoriels, politiques d’un tel événement méritent d’être appréhendés dans la durée, comme l’auteur l’a précédemment fait pour le procès d’Arusha. De ce travail méticuleux était né Le Tribunal des vaincus : un Nuremberg pour le Rwanda ?   . Et à la lumière de ce remarquable ouvrage, se prendre à rêver que Thierry Cruvellier offre, dans quelques années, son équivalent fondateur à l’histoire des procès de Phnom Penh

 
- - -
 
Pour aller plus loin :
 

Ouvrages :

 

François Bizot, Le Portail, La Table Ronde, 2000.

 

David Chandler, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, Autrement, 2002.

 

Francis Deron, Le Procès des Khmers rouges. Trente ans d’enquête sur le génocide cambodgien, Gallimard, 2009.

 

Films :

 

Rithy Panh, S21, La machine de mort Khmère rouge, 2003

 

Roshane Saidnattar, L’important, c’est de rester vivant, 2009.

 

Blog :

 

http://proceskhmersrouges.net