Un an avant les festivités du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, les publications commencent...

Intitulée sobrement Jean-Jacques Rousseau, cette biographie d’un auteur célèbre ne se contente pas de raconter une trajectoire, comme la plupart des autres exercices de ce type. Elle contextualise les événements retenus de la vie de Rousseau et articule son propos plutôt aux publications majeures (Discours, Musique, Contrat social, Confessions), conçues comme symptômes des tournants principaux de son existence qu’à des faits divers dont on sait que l’opinion s’en est fait longtemps le porteur.

Moyennant quoi, il faut dire ou rappeler que Rousseau, l’homme, a largement brouillé les pistes autour de lui en ne cessant de faire de Rousseau, l’écrivain, et de Jean-Jacques des personnages à part entière de son œuvre, personnages susceptibles de se donner par ailleurs la réplique. L’efficacité du duo – Rousseau/Jean-Jacques – demeure une question de fond, d’ailleurs effleurée dans cet ouvrage. Les auteurs en commentent fort bien la teneur, remarquant au passage que chacun de ces personnages s’exprime évidemment à la première personne, en son nom propre, seul l’elliptique "J.-J." n’apparaissant qu’au discours indirect : "Cette homonymie entre des personnages de fiction et des personnages réels, la gémellité de Jean-Jacques et de 'Jean-Jacques', de Rousseau et de 'Rousseau' explorent les tensions dont est porteuse la notion même de "nom d’auteur."

Remarquablement rédigé, à la limite d’une élision un peu trop poussée, effleurant à peine telles ou telles mœurs spécifiquement mises en avant et en scène par le philosophe, cet ouvrage requiert, pour être lu et compris avec ampleur et précision, une maîtrise préalable des œuvres de l’auteur soumis ainsi au jeu de la lumière contemporaine.

Au cœur de leur étude, les auteurs placent l’"articulation du public et du privé, du montré et du caché, de l’exprimé et de l’indicible, de l’exhibé et du honteux, du plaisir et de la douleur". Bien sûr ces catégories sont accompagnées de celles de l’aveu et du pardon qui ne se contentent pas de se trouver littéralement dans les textes, elles soulignent l’émergence d’une modernité psychologique évidente chez Rousseau.

D’une manière ou d’une autre, ce qui est caractéristique de la vie de Rousseau, c’est cette existence qui récuse implicitement, et sans cesse, l’identification de ses éléments constitutifs avec le péché : qu’il s’agisse de la sexualité, de l’érotisme, de l’amitié, des rapports sociaux. Au point fort de ce refus prend sens la question de la justice, elle-même révisée par rapport à la tradition médiévale. Toute l’enfance de Rousseau se raconte à partir de ce point : injustices diverses, sans preuve pour les unes (les épisodes concernant le cousin, les cerises...), par fait de société pour les autres (et cela commence par la fermeture des portes de Genève qui décide de son sort dans le monde de l’au-delà de Genève). Il n’y a donc pas de paradis (ancien ou possible). On ne saurait jouir d’un bonheur pur. En revanche, en définitive, à quelque chose malheur est bon : Si Rousseau n’avait pas subi tant de défaites, il serait sans doute demeuré artisan horloger dans la Suisse de l’époque. Voilà sans doute pourquoi "pour le meilleur et pour le pire, il connut l’un de ces destins improbables, où la gloire en permanence, côtoie la proscription et l’humiliation".

L’enquête conduite pas les auteurs est minutieuse, quoique classique. Ils ne découvrent rien de nouveau, mais parcourent à nouveau ce qui est connu à partir de paramètres différents. Ainsi, ils ne cessent, pour chaque événement cité, de nous proposer les détours nécessaires afin d’en comprendre le sens dans le cadre du XVIII° siècle. Ce qui nous vaut, entre autres, une brève mais efficace étude sur la Genève de l’époque, sur le système politique de cette ville, sur les Charmettes et leur état actuel... Par exemple encore, ils nous conduisent vers les cahiers d’écolier de Rousseau, durant le temps passé à l’ombre de Mme de Warens (dite Oirans à l’époque).

Les auteurs conçoivent leur perspective à partir d’articulations puisées dans l’œuvre de Rousseau. Le rythme de cette biographie, qui à certains égards ressemble plutôt à une bio-bilio-graphie intellectuelle et conceptuelle, suit celui des publications, regroupée en séquences : 1712-1750, 1750-1762, 1762-1770, 1770 jusqu’au décès et à la mutation de Rousseau en mythe littéraire et philosophique. On voit bien, par exemple, comment la première séquence se déploie à partir de la question pédagogique (éducation, rencontres, musique, apprentissages). La pédagogie, chez Rousseau, fut intimement liée au sentiment de l’échec. Et les auteurs de commenter : "On enseigne bien ce que l’on a eu soi-même du mal à maîtriser." Ce serait à vérifier certainement, mais il reste juste de reconnaître le souci de Rousseau, et d’en faire le " moteur " de tout un pan de son existence.

Au sein des situations décrites et expliquées, ils relèvent les traits les plus symptomatiques : les grâces et finesses de Rousseau par rapport à ses collègues ou maîtres, sa supériorité dans de nombreux épisodes, son sens de la langue, son regard sur les autres... Ils n’hésitent pas non plus à confronter leur approche des épisodes célèbres, avec celle d’autres commentateurs, les principaux étant répertoriés dans l’ouvrage. Ils prennent le soin d’établir les difficultés des relations entretenues par Rousseau, notamment avec Diderot, soulignant au passage qu’il y a "entre Rousseau et Diderot comme une mystérieuse complémentarité", et presque une répartition des rôles, ainsi que croyait l’établir jadis Raymond Trousson. Rousseau, Diderot, nous précise-t-on, afin de mieux réfléchir : "deux versants d’une même quête ?".

Chaque fois qu’un détour est nécessaire pour expliquer un terme ou  un usage, les auteurs prennent le temps de l’accomplir. Ainsi en va-t-il, par exemple, d’une difficulté éprouvée par chaque lecteur de Rousseau : elle concerne le sort qu’il fait au terme "histoire". Les auteurs ne craignent pas de se demander : qu’entendait-on généralement par histoire au XVIIIe siècle ? Il faut revenir à l’Encyclopédie pour éclairer cet usage. Et la citation choisie est bien venue, pour autant qu’elle donne une signification aux textes référés. Il n’est pas toujours impossible de se demander si les auteurs ont raison ou tort de procéder à ce dépouillement. En revanche, il est constamment éclairant.

À propos, cette fois, des Discours (le premier et le deuxième notamment), les auteurs signalent à ceux qui ne le sauraient pas ou ne l’auraient pas compris, que, s’agissant d’un concours (Académie de Dijon), d’autres manuscrit sont parvenus aux commanditaires. On sait d’ailleurs que les éditions Fayard ont publié, en leur temps, dans la collection "Corpus" un volume contenant quelques écrits de concurrents de Rousseau. L’étude et la confrontation de ces divers manuscrits donne évidemment plus de poids aux choix de l’Académie comme à la plume de Rousseau.

On hésite sans doute plus nettement sur quelque termes dont on peut estimer qu’ils sont trop imprécis : "Plus encore qu’utopique, la République que décrit le Contrat social est une cité introuvable." Chacun sait que les discussions sur cette approche sont loin d’être terminées. Est-elle, en fin de compte, "introuvable" ou "programmatique” voire plus simplement "critique" ? C’est affaire de lecture. Mais aussi d’orientation vers telle ou telle piste de réflexion : le Contrat demeure-t-il un texte Genevois ? S’agit-il d’un texte républicain ? Les auteurs préfèrent ne pas trancher : "sans doute un peu des deux". Là encore, on discutera. Mais cela n’ôte rien aux mérites de l’exposé proposé. Ce qui est certain et les auteurs y reviennent, c’est que "on aurait cependant tort de considérer le Contrat social comme un tableau de Genève". Et encore plus comme une simple défense et apologie de la cité de Calvin.