Une comparaison de la souffrance et du savoir-être du thérapeute entre Freud et ses contemporains.

"Y a-t-il un savoir de la souffrance ?" Cette première phrase d'introduction du livre de Monique Schneider   , La détresse aux sources de l'éthique nous conduit dans l’univers de celui qui fut incontestablement le grand initiateur de la psychanalyse, Sigmund Freud, et aux délibérations de ses contemporains sur ses théories.

Véritable parcours initiatique pour les néophytes, l’ouvrage de Monique Schneider que nous pourrions classer dans le registre de l’expertise, nous entraine aux confins de L'Esquisse. Ce recueil, resté en marge des publications freudiennes, semble constituer,  au-delà des correspondances entre Freud et Wilheim Fliess, le foyer originel des cheminements théoriques de Freud dans ses recherches sur la souffrance et la place du soignant. Freud y est exposé comme un être sombre, résolument pessimiste, habité, fuyant ses propres souffrances et hanté par la recherche inlassable d’une plus grande maîtrise de soi.

Analysant d’un côté la souffrance, Freud y oppose le savoir-être de l’analyste, faisant de la détresse la source originaire de l’éthique. N'ayant jamais souhaité, de son vivant, publier L’Esquisse, ce recueil "énigmatique et fascinant" selon Monique Schneider, au sein duquel il développe particulièrement le concept du Nebenmensch   , il laisse à ses contemporains le soin d’en interpréter la quintessence.

Monique Schneider nous démontre la difficulté pour les différents théoriciens contemporains de s'accorder sur la traduction exacte des mots employés par Freud et par là même, de formuler une interprétation exacte et consensuelle de sa théorie. La mathématique freudienne est le terrain d’autant d’analyses tentées, d’étranges phénomènes et d’approches singulières permises par diverses stratégies de traduction de l’allemand et de son éventail de significations. L’exercice peut en être particulièrement difficile pour le lecteur qui devra s’approprier, par là même, le vocabulaire allemand et l’art de la psychanalyse. Dans son élan vers Fliess, ami de cette correspondance rapprochée d’une intimité particulière, Freud aurait posé les stratifications théoriques de la psychanalyse et du rôle de l’analyste par des avancées interrogatives à laquelle il se livre dans ses correspondances. Ses expériences avec ses patients mais aussi ses observations du rapport entre le nourrisson et sa mère constitueront, en partie, le terreau de ses recherches.

L’approche de la souffrance

Nous apprenons que c’est à travers l’angle du nourrisson que Freud aborde la question de la souffrance, ce dernier étant, selon lui, un être radicalement dépourvu de secours. Dans le cheminement de sa théorie, il détermine deux sources possibles à la souffrance : une source originelle et une source d’expérience ; il matérialise la première par le cri et la seconde par un blanc, une panne, une absence de réaction, le refus de fonctionner que seul le rêve pourrait éventuellement exorciser.

Freud est présenté comme un être lui-même enfermé dans sa propre souffrance, décrit comme fuyant dans un mouvement défensif radical. L’hypothèse de sa propre souffrance est interprétée comme faisant l’objet d’un déni arc-bouté sur une impuissance, jusqu’à nier ses propres pathologies organiques de fin de vie. Il cherchera à atténuer l'impact provoqué par l'écoute de la plainte, à flotter sans plonger, usant de stratégies pour ne pas être englouti, tout en conservant une position d’écoute attentive mais distante, dans une forme de dédoublement. Le cri de l’autre sonnerait comme une résonnance, réactivant l’expérience de sa propre souffrance. La douleur dans la représentation freudienne serait chargée d’une connotation féminisante qu’il s’emploierait à fuir, comme s’il eut fui une sorte de féminisation redoutée de soi.

C’est ainsi que Freud est présenté comme évoluant, dans un véritable coup de force théorique, vers des hypothèses plus conciliatrices, notamment pour lui-même, avec l’apparition du Nebenmensch, traduisible comme l’être secourable, qui tente, de manière attentive, de répondre à l’appel d’une souffrance, qu’il soit mère ou thérapeute. Sur la traduction et l’interprétation du terme Nebenmensch, certains auteurs le transposeront comme le semblable, alors que d'autres le placeront en position décentrée, latérale. Cependant, un consensus s’élèvera, de Cohen, Lacan à Levinas, en faveur d’un être de proximité à côté du souffrant, un être secourable, porteur de l'humain, porteur de valeurs éthiques dans sa façon d’être, un homme « juste à côté », selon Monique Schneider. "La méthode psychanalytique elle-même ne représenterait-elle pas une instance analogue aux personnages borgnes ?"   . "Voir et ne pas voir ; embrasser du regard et ne pas voir, dans une forme de motricité intellectuelle, centrée sur l’avancée et le retrait. "   Freud est ainsi présenté comme un homme qui se protège par le bouclier de l’évitement. "C'est confronté à la nécessité d'enjamber les épreuves que Freud tente de se camper en témoin de l'inaltérable, comme si tout deuil risquait de fissurer ou de trouver un souci de stabilité de soi".    

C’est finalement cette sensibilité particulière, cette souffrance clandestine, cette recherche, qui aurait conduit Freud à s'engager dans des itinéraires étrangers aux siens pour d’abord se perdre puis parvenir au point névralgique le conduisant à son enfance blessée. Dans cette tentative de rendre irréelle une souffrance refusée prendrait naissance la représentation théorique de Freud ; ne fut-ce pas à ce stade une certaine forme de transcendance ? Cette aptitude à l’évitement freudienne n’échappera pas à ses contemporains. "Toute cette production d’écriture à laquelle se livre Freud, constitue-t-elle un vaste alibi lui permettant de recueillir indéfiniment un souvenir chargé de souffrance, virtuellement habité par un autre que lui ? "  

Le Nebenmensch, imaginé par Freud comme le sauveur exemplaire et crédité d’une certaine noblesse, prendra néanmoins, dans le cheminement de sa théorie, des formes hostiles. L’aide apportée y sera soupçonnée comme étant vraisemblablement instauratrice de dépendance et d’asymétrie. Dans "Traitement psychique", Freud rend compte d’emblée du "caractère menaçant de toute aide, dans la mesure où cette dernière ne peut advenir qu’en entamant le projet de souveraineté de soi-même, ce qui peut d’ailleurs entraîner un renoncement anticipé à toute demande d’aide médicale"   . Nous comprenons au fil de l’ouvrage que les théories freudiennes semblent se placer constamment sous l’angle de la dichotomie.

Le Nebenmensch et l’éthique

Lacan, psychanalyste controversé du XXème siècle, contredira la tendance dichotomique freudienne. Radical, il promut la pensée du mal radical, le Nebenmensch dans une version noire. Le Nebenmensch dans son devoir éthique se doit de se surpasser, de prendre de la hauteur, dans une forme de transcendance comme pousortir d’une certaine fragilité qui rendrait son autorité étrange. « Si cet être secourable bascule lui-même dans une expérience de souffrance, il devient incapable d’assumer cette fonction de constance. »    Lacan puis Levinas comparent le Nebenmensch à la personne du médecin, insérée dans la représentation de la souffrance ou de la mort. " Le médecin est un principe a priori de la mortalité humaine. La mort approche dans la peur de quelqu’un et espère en quelqu’un ".  

Emmanuel Levinas, de son côté, apportera quelques rectificatifs aux théories freudiennes ; le Nebenmensch, donc par extension l’analyste, devra être "attentif à cette proximité qui se tisse entre les yeux sans défense où s'incarnent la détresse et l'appréhension éthique "   . Levinas évoque l’éthique sous la forme d’une responsabilité pour autrui, sorte de transcendance entre hauteur et dépassement, qui nous empêcherait de devenir l’otage de la souffrance de l’autre. "La transcendance n’est pas une optique, mais le premier geste éthique".  "La psychanalyse, au moment où le fondateur a besoin de signer, à sa manière, un pacte avec le diable, ne doit-elle pas nécessairement passer par ce qu’on pourrait désigner comme une violence "initiatique" ? " .  

A la source de l’Ethique

La démarche freudienne semble résolument profane, puisque c’est au niveau du nourrisson que Freud pensera trouver la source originaire de tous les motifs moraux - "La détresse initiale de l'être humain est la source originaire de tous les motifs moraux" -   . Cohen, lui, défendit la thèse selon laquelle les sources de l'éthique sont fondamentalement scripturaires, sur une forme originaire plus spirituelle, sociale et politique dans une approche de l’Etat Providence : la primauté de la raison, contre la primauté de l’instinct développée par Freud. Il insista sur la coupure entre animal et humain, comme si l’éthique supposait un dépassement de l’animalité.

Si Freud, Cohen et Levinas n’eurent pas la même approche de la source originaire de l’éthique, ils se rapprochèrent néanmoins sur l’idée que l’intensification de l’écoute de la souffrance est indispensable aux fondations du champ éthique. "J’ai réussi là où le paranoïaque échoue "   clama Freud, lui l’"inventeur d’une entreprise d’écoute"   . En oubliant peut-être de s’écouter lui-même, en s’infligeant le "si tu souffres encore, c’est réellement de ta faute"   il s’ interdit d’habiter l’espace de la plainte dans un effort de maîtrise, d’éthique transcendantale au service de la primauté d’autrui.

C’est ainsi que L’Esquisse pourrait être décrite, comme le témoignage d’un itinéraire "parallèle" initié par Freud, itinéraire parsemé de ses tâtonnements interprétatifs, construit au rythme de sa rencontre avec la souffrance de l’autre et de sa rencontre avec lui-même, et grâce à l’écoute de son ami Fliess qui fut certainement le Nebenmensch de ces écrits clandestins.