Les formes prises par le Printemps arabe et les doutes entretenus quant à son devenir ne sont pas sans rappeler à la mémoire un événement décisif de l’histoire du monde musulman contemporain : la révolution islamique qui mit un terme au règne du Shah d’Iran en 1979. Farhad Khosrokhavar, directeur d’étude à l’EHESS, spécialiste de l’Islam en Europe et de l’Iran contemporain, est l’auteur d’un livre à paraître aux Etats-Unis sur les nouveaux mouvements démocratiques dans le monde musulman. Il revient dans cet entretien sur la grille de lecture que peut représenter la révolution iranienne pour la compréhension des révolutions arabes de 2011, mais aussi sur les jeux d’aller-retour susceptibles de marquer l’avenir plus ou moins proche des mondes arabe et perse.

Nonfiction.fr - Jusqu’à très peu de temps avant leur chute, les régimes arabes qui ont été renversés ces derniers mois ont été soutenus par l’Occident : peut-on expliquer ce soutien dans les mêmes termes que le soutien au Shah ?

Farhad Khosrokhavar - Oui, on peut en un sens faire un parallèle, puisque le Shah défendait les intérêts de l’Occident en assurant aussi bien la stabilité du régime que celle de la région.  Il a par exemple apporté un soutien décisif au sultan Qabus, le roi pro-occidental  d’Oman qui était assailli par des groupes révolutionnaires   . Le Shah était un élément de stabilité pour l’exploitation et le transport du pétrole, en plus d’acheter pour des milliards de dollars d’équipement aux américains. Et n’oublions pas que c’était avant la chute du Mur et de l’Union Soviétique : le soutien au Chah faisait partie de la défense du monde occidental contre le monde soviétique. Depuis les Tsars, les Russes avaient toujours perçu l’Iran comme le dernier maillon pour accéder aux mers chaudes   ; à l’inverse, pour les Occidentaux, l’Iran était le rempart qui empêchait cet accès. Jusqu’au dernier moment, le Chah a donc été perçu comme un allié indéfectible de l’Occident, même si à la fin il commençait à avoir des exigences et à donner des leçons.

De même Moubarak, Ben Ali et un certain nombre d’autres ont été des soutiens importants de l’Occident – et surtout des Etats-Unis – dans l’alliance implicite pour préserver un certain nombre de chose. D’abord, la sécurité d’Israël : l’Egypte jouait le jeu américain contre le Hamas, l’Iran et le Hezbollah libanais, et d’une manière générale, l’ensemble des gouvernants des pays du Golfe soutenaient cette politique, sauf bien-sûr la Syrie et le Hezbollah au Liban. Le second point d’entente de ces pays-là avec l’Occident était celui du transfert du pétrole : tous étaient d’accord pour soutenir l’Occident contre d’éventuels dangers provenant d’Iran, d’Al-Qaida, etc. susceptibles de mettre en péril cet approvisionnement. Le troisième point d’entente, c’était la lutte contre le terrorisme islamiste. Sur toutes ces questions, Moubarak notamment était perçu comme un allié fidèle. C’est la raison pour laquelle, quand Obama a décidé de se détacher de lui parce que la rue bougeait et qu’il ne pouvait plus faire autrement, deux pays sont intervenus pour l’en dissuader: l’Arabie Saoudite et Israël. Tous deux voulaient garder Moubarak en raison de leur intérêt commun dans l’alliance avec l’Occident. Pour Bel Ali, les choses étaient un peu différentes, puisqu’il ne jouait pas le même rôle : il dirigeait un pays de 10 millions d’habitants en Afrique du Nord, c’est-à-dire dans un territoire qui n’est pas d’un intérêt géo-stratégique vital pour l’Occident : son importance était donc de loin inférieure à celle de Moubarak et de l’Egypte, le plus grand pays arabe avec 80 millions d’habitants, jouxtant Israël et le territoire de Gaza, qui est aussi le lieu où, par le canal de Suez, beaucoup de chosent transitent. Et on voit bien aujourd’hui que le départ de Moubarak a remis en cause beaucoup de choses.

En Iran, le départ du Shah a déclenché une tempête beaucoup plus dévastatrice que les troubles qui font suite au départ de Moubarak, parce que nous vivons dans un monde non-bipolaire en comparaison du monde bipolaire dans lequel a eu lieu la révolution de 1979. Il a rendu possible un certain nombre de choses qui auraient été beaucoup plus difficile avec sa présence, comme l’invasion par l’Union Soviétique de l’Afghanistan en 1980. L’année 1979 est une année cruciale pendant laquelle la région est profondément déstabilisée : pour prendre un autre exemple, c’est aussi l’année de l’attaque de la Grande Mosquée de La Mecque par un groupe d’islamistes opposés à la dynastie des Al-Saoud en raison de leur politique pro-occidentale, qui ont été délogés quelques jours plus tard par un escadron de la gendarmerie française.

Aujourd’hui, quoique dans une moindre mesure, on assiste aussi à une déstabilisation de la région. L’alliance entre Israël, l’Arabie Saoudite et l’Egypte, qui maintenait la région dans une forme de stabilité perçue comme extrêmement répressive par les populations, est désormais profondément remise en cause : on voit combien Israël et les Etats-Unis sont sur la défensive, car les militaires égyptiens ne peuvent plus réprimer les contestataires aussi facilement que sous Moubarak. On voit bien que la contestation contre les Israéliens et à la faveur des Palestiniens a désormais un sens qui ne se réduit plus à l’opposition entre la démocratie et la non-démocratie comme voulait le faire percevoir Israël. Géo-stratégiquement, la région n’est plus ce qu’elle était, et l’attitude de l’armée égyptienne qui remet en force l’état d’alerte en est un signe évident. On le constate aussi en regardant du côté de la Turquie : sans la révolution arabe, ses visées hégémoniques régionales n’auraient pas eu le même sort. Il y a peu,  lors d’une visite au Caire, Erdogan a été reçu par un accueil triomphal, et la fraternité palestinienne, arabe, égyptienne et turque a été l’un des slogans les plus fréquents. Symétriquement, la distanciation de la Turquie par rapport à Israël est aussi en partie liée au Printemps arabe et au changement de la donne. Mais le changement de la géostratégie de la région n’est pas seulement du côté des pays pro-occidentaux : le rôle de la Syrie est aussi remis en cause. Le régime syrien ne tombe pas parce que c’est un régime ultra-répressif et que les contestataires malheureusement n’ont pas d’armes – ils sont pour la non-violence, mais il est extrêmement difficile d’avoir gain de cause face à un régime mafieux – mais même s’il est loin de tomber, il a été fortement ébranlé par le Printemps arabe, ce qui peut isoler davantage un pays comme l’Iran.

Nonfiction.fr - Peut-on pour autant considérer que les révolutionnaires de 1979 et ceux de 2011 entretiennent le même rapport à l’Occident ?

Farhad Khosrokhavar - C’est là que se situe leur grande différence. La révolution iranienne a vite revêtu une identité islamiste et anti-occidentale, du fait de l’hégémonie de Khomeiny, du vide politique et de l’importance de la mouvance islamique dans la région, ce qui n’a pas été le cas du Printemps arabe, du moins à ses débuts. Le sentiment occidental dans le monde musulman est étroitement lié à Israël et au problème palestinien ; or de plus en plus d’arabes commencent à se rendre compte que ces relations ne se résument pas à celui-ci. C’est un problème important dans la conscience arabe, mais elle s’ouvre à d’autres questions.

Pour ce qui est de Bel Ali, la Tunisie n’avait aucun problème avec les Palestiniens, et sa révolution venait de problèmes internes complètement différents. Pour le reste, le soutien occidental, et particulièrement le soutien français et britannique à la Lybie, et sous une autre forme à la Syrie, a été apprécié, même si les Etats-Unis comme la France ont soutenu le régime de Ben Ali pratiquement jusqu’à la fin. Toujours est-il que ce mouvement anti-Ben Ali qui aurait pu devenir anti-occidental ne l’a pas été ; de même que le mouvement égyptien ne l’a pas été aussi fondamentalement qu’il aurait pu l’être, et sa dimension anti-occidentale a été assez rapidement marginalisée. Ce sont les problèmes internes qui ont dominé jusqu’au renversement de Moubarak. Ce qu’on reprochait à l’Occident, c’était de soutenir ces gens-là : dès lors que ce soutien a disparu, au moins pendant une certaine période, l’aspect anti-occidental a lui aussi disparu.

Nonfiction.fr - Mais vous laissez entendre qu’il pourrait refaire surface…

Farhad Khosrokhavar – Il pourrait en effet ressurgir. Les Etats-Unis ont annoncé qu’ils mettraient leur véto à la demande palestinienne à l’ONU de la reconnaissance de son statut d’Etat, ce qui pourrait causer des grincements de dents, parce qu’ils seront quasiment le seul pays au Conseil de sécurité à le faire. On ignore la position de la France qui refuse encore de se prononcer à ce sujet ; l’Allemagne ne votera pas contre Israël, mais pour des raisons que tout le monde comprend ; mais l’Occident est quand même jusqu’à présent plutôt favorablement perçu dans des pays comme la Syrie ou la Lybie, parce que pour la première fois, il y un sentiment de gratitude envers l’Occident, la France, la Grande-Bretagne, tandis que les pays montrés du doigt sont la Chine, qui a soutenu Kadhafi jusqu’au dernier moment et lui a fourni des armes. En Egypte aussi, après un certain temps, les américains ont exprimé qu’ils étaient fermement pour le départ de Moubarak ; mais les racines de l’hostilité envers les Etats-Unis y sont très profondément ancrées en raison de leur soutien indéfectible à Israël. C’est surtout autour de cette question que l’anti-occidentalisme peut revenir plus facilement.

Nonfiction.fr - Le Printemps arabe a suscité un grand élan d’enthousiasme dans les opinions occidentales : quelles avaient été les réactions à la révolution iranienne de 1979 ?

Farhad Khosrokhavar - Au tout début, il y a eu une réaction positive, mais elle n’a pas duré longtemps. Le régime iranien, théocratique, anti-démocratique, populiste, anti-occidental, avait tout pour choquer l’opinion publique occidentale, d’autant plus qu’il remettait en cause l’hégémonie occidentale dans la région. Assez rapidement, les gouvernements comme les opinions publiques se sont insurgés devant le sort réservé aux femmes et aux droits de l’homme en Iran ; mais aussi vis-à-vis des questions économiques et sociales, du problème palestinien, du problème libanais et de la création du Hezbollah – puisque l’Iran a été à l’origine de sa création – et des Pasdarans   . Avant que le Shah d’Iran ne soit renversé, la révolution avait recueilli des sympathies, par exemple celle de Michel Foucault qui pensait que la révolution iranienne était l’expression d’une spiritualité nouvelle. D’autres, de gauche, pensaient qu’elle pouvait remettre en cause l’impérialisme américain ; ce qui était vrai, mais pas dans le sens où ils l’entendaient. Au début, il y avait donc une vision non pas favorable – parce qu’il y avait cet aspect religieux qui suscitait en France par exemple une grande méfiance –, mais la dimension anti-impérialiste attirait la sympathie des gens "de gauche". Or jusqu’à récemment, la droite avait beau dominer politiquement en France, la culture politique était de gauche. Il y avait donc un sentiment favorable à la révolution iranienne qui, ne l’oublions pas, était aussi la révolution des déshérités, ce qui a d’abord suscité la sympathie d’une certaine gauche européenne qui a vite déchanté. Puis très rapidement, dès les premiers mois, s’est installé un antagonisme durable.

Nonfiction.fr - On craint parfois qu’à la faveur du désordre, les islamistes prennent le pouvoir dans les pays arabes qui ont connu, ou sont susceptibles de connaître des révolutions qu’on regarde pourtant comme poussées par des élans de liberté et de démocratie : symétriquement, qui a vraiment fait la révolution de 1979, et peut-on parler d’une "confiscation" de cette révolution ?

Farhad Khosrokhavar - Effectivement, on peut aussi faire un parallèle entre les deux phénomènes sur cette question. Ceux qui ont fait le Printemps arabe étaient des cyberdissidents, plus ou moins jeunes. En Egypte, ceux qui sont allés sur la place Tahrir étaient des gens très ouverts, mais il y a actuellement une confiscation de la révolution par deux types de courants islamistes. D’abord les Frères musulmans, qui ont un calendrier ambivalent, puisqu’ils disent vouloir jouer le jeu de la démocratie ; mais sur de très nombreux thèmes, on ne peut pas être assuré qu’ils seront démocrates jusqu’au bout. On peut être démocrate jusqu’au moment d’obtenir le pouvoir, et après ne plus l’être. Et puis il y a un second groupe qui n’est franchement pas démocrate : les Salafi. Or on voit en Egypte qu’une alliance se noue entre les Salafi et les Frères musulmans, en complicité avec les militaires, et qu’ils ont réussi à éliminer en partie ceux qu’on pourrait appeler les "acteurs" de la révolution égyptienne. Il se peut donc qu’il y ait une confiscation de la révolution par ces groupes-là. Mais les jeux ne sont pas encore fixés, les dés ne sont pas définitivement jetés.

Ce qui a changé, c’est que l’Egypte était une dictature, or mon sentiment est qu’on n’ira pas vers une théocratie islamique comme en Iran. Je pense qu’on ira plutôt vers des formes d’autoritarisme où les militaires, les Frères musulmans et les Salafi vont former une sorte de bloc contre les groupes sécularisés pour dominer l’appareil d’Etat, mais où ces derniers peuvent aussi s’approprier une partie du pouvoir. Il y aura donc une marginalisation relative des démocrates, mais qui ne sera pas de la même nature que celle qui a eu lieu en Iran, où ils étaient beaucoup moins nombreux qu’aujourd’hui en Egypte. En Iran, les démocrates ont certes été éliminés, mais c’est surtout que si une partie des acteurs de la révolution iranienne était sécularisée, ils étaient très majoritairement d’extrême-gauche, c’est-à-dire, en 1979, antidémocratiques. Les libéraux étaient très peu nombreux en comparaison des islamo-marxistes et des marxistes-communistes d’extrême-gauche. La partie activiste de la population qui a participé à la révolution était composée de gens d’extrême-gauche, communistes ou assimilés, qui voulaient une révolution prolétarienne, et qui pensaient que la révolution des Mollahs serait une révolution "petite-bourgeoise", leur pavant la voie vers la victoire communiste finale.

En revanche, une partie non négligeable de la population égyptienne qui a participé à la révolution de la place Tahrir a eu une aspiration démocratique beaucoup plus avancée que dans l’Iran du Shah. Cela étant, ici aussi, on peut penser que pour des raisons différentes, l’avenir ne sera pas tout-à-fait conforme à leurs espoirs. On peut craindre que l’alliance de plus en plus nette dont j’ai parlé aboutisse à la marginalisation des groupes de jeunes démocrates qui voulaient installer un régime ouvert. Ils sont cette fois-ci beaucoup plus nombreux, mais leur problème est qu’ils ont un saint effroi du politique. Ils disent ne pas vouloir "se salir les mains" : un peu partout dans le monde arabe, les jeunes qui sont descendus dans la rue sont mus par des motifs moraux, éthiques et non pas politiques. C’est une des faiblesses de ces révolutions, une autre étant que ces "jeunes" ne se sont pas pourvus de leadership politique, ce qui les affaiblit. Or après les révolutions, quels sont par exemple en Egypte les organisations les plus puissantes ? L’ancien parti au pouvoir a été démantelé : en face, les Frères musulmans dont l’organisation date de 1928 peuvent mobiliser trois ou quatre millions de gens. C’est la seule organisation fiable, structurée et hiérarchisée en Egypte : ils ont donc un avantage énorme par rapport à cette jeunesse qui a fait la révolution mais qui n’a ni structure, ni organisation, ni institution, et qui ne souhaite pas entrer dans le champ politique. Il y a aussi l’institution militaire, dont l’organisation est restée intacte après la révolution. En Iran, c’était le contraire. Tout le monde voulait être politique, mais dans un sens antidémocratique, prendre le pouvoir dans la violence pour mettre en œuvre une vulgate marxiste totalitaire ou un islamisme tout aussi antidémocratique. La faiblesse du mouvement était l’absence de vision démocratique des acteurs politiques majeurs, puisque la petite partie des libéraux était celle des grands-pères, les résidus de la République de Mossadegh   . Du côté de la révolution arabe, leur faiblesse des activistes est qu’ils n’ont aucune structure politique, et qu’ils n’ont pas cherché et ne cherchent toujours pas à en constituer une, en raison de leur vision "métapolitique". Les anciens partis en revanche veulent le pouvoir, comme les Frères musulmans qui parlaient au début de 20-25% des voix, alors qu’aujourd’hui on va jusqu’à 50. Ils peuvent donc en arriver à partager le pouvoir avec les militaires au mépris des autres.

Je pense du reste que les révolutions arabes de 2011 peuvent être avantageusement comparées– ce qui a été fait par d’autres chercheurs – aux révolutions de 1848. Comme ça a été le cas pour le Printemps des peuples, on a toutes les raisons de penser qu’elles déboucheront sur des formes d’autoritarisme qui ne seront cependant pas des dictatures comme les régimes qui ont été renversés. Les régimes de Ben Ali et de Moubarak, c’étaient ce qu’on appelle avec ironie en arabe des "djoum-loukia", ce qu’on pourrait traduire par "républiques héréditaires" : Kadhafi voulait mettre son fils Saïf Al-Islam au pouvoir, Hafez Al-Assad l’a fait en Syrie, Saleh au Yemen voulait le faire, tout comme Moubarak voulait remettre l’Egypte à son fils Gamal… Tout ça, ce n’est maintenant plus possible, et même si le pouvoir conserve des formes autoritaires, elles seront collégiales. La voix du peuple sera plus ou moins entendue. Il y a donc une crainte légitime qu’on n’aille pas vers des formes démocratiques, sauf peut-être en Tunisie où je suis beaucoup plus optimiste. En Egypte, ce n’est pas sûr du tout. En Lybie, cela me paraît très difficile, compte-tenu de la situation de haine, de la division ethnique et tribale, du fait qu’une grande partie de la population soit armée, et de celui que les populations n’acceptent pas facilement d’être hiérarchisée sous la bannière d’un seul homme ou d’un seul groupe, bref d’un seul Etat. En Syrie, je crois que le massacre peut continuer et je ne vois pas d’issue, sauf événement extraordinaire, puisqu’il m’étonnerait que l’Occident intervienne. Le régime pourrait imploser si une fraction de l’armée s’insurge publiquement ou si l’opposition parvient à faire surmonter la peur du sectarisme (Chrétiens, Musulmans, Kurdes, Turkmènes, Alawites versus Sunnites…).

Nonfiction.fr - Ne vous semble-t-il pas envisageable qu’une partie de l’armée se retourne contre Al-Assad et ses massacres?

Farhad Khosrokhavar - Cela m’étonnerait beaucoup, du moins à court terme. Ce ne sont pas tant l’armée que les services de sécurité qui tuent, or ils sont commandés par le frère de Bachar. De plus, les services de sécurité et la garde républicaine sont surtout composés d’Alaouites, cette minorité religieuse chiite déviante qui a le pouvoir, et ils craignent qu’en cas de retournement du pouvoir, on ne sévisse contre eux, par des massacres ou sous la forme d’ostracismes accentués. Les militaires aussi sont impliqués dans la répression, et en bas de la hiérarchie, il y a bien des soldats sunnites qui s’opposent aux massacres, mais ça ne suffit pas, la hiérarchie supérieure est de manière écrasante aux mains des Alawites. Cela dit, même si le régime syrien n’est pas renversé et ne fait que traverser une crise de légitimité, il ne sera plus jamais comme avant. Mais cela peut aussi s’appliquer à des régimes comme l’Iran.

Nonfiction.fr – A ce sujet, pensez-vous que la sociologie et la situation générale de l’Iran actuel permettent de considérer qu’un "Printemps perse" soit susceptible de faire suite au Printemps arabe ?

Farhad Khosrokhavar - N’oublions pas que le Printemps arabe a en réalité commencé un an et demi plus tôt avec le Mouvement vert qui, à l’occasion de l’élection présidentielle iranienne de juin 2009, a fait sortir des millions de gens dans la rue pour manifester et demander le respect de la dignité du citoyen. Le slogan "Où est mon vote ?» annonçait déjà un thème central du Printemps arabe, la dignité du citoyen, par-delà les clivages ethniques ou religieux. Là, on peut faire un véritable parallèle entre ces deux mouvements qui partagent de nombreux points communs : le degré de sécularisation, la marginalisation de la religion comme inspiratrice de la révolte, la demande d’une forme de démocratie, la volonté d’ouverture à l’Occident – c’est-à-dire une forme de "neutralité bienveillante" et mesurée plutôt qu’un antagonisme absolu. L’anti-occidentalisme a été un pilier de la révolution islamiste en Iran, et l’est encore de l’ensemble des mouvements islamistes radicaux du monde arabe, or il a été absent du Mouvement vert comme du Printemps arabe.

Le premier a donc largement été un précurseur du second, mais on assiste à présent à un renversement. Je me rappelle qu’au moment du Mouvement vert, beaucoup d’intellectuels égyptiens, syriens etc. regardaient avec envie l’Iran et se disaient : "Voilà un pays où des centaines de milliers de gens peuvent se jeter dans la rue pour la démocratie et demander ‘Où est mon vote ?’, alors que chez nous on ne le fait pas." Il y a eu beaucoup d’admiration et même d’envie vis-à-vis de l’Iran. Mais de l’autre côté, Ahmadinejad attirait l’attention et la sympathie arabes en raison de son antiaméricanisme et de son anti-israëlisme, qu’il accusait Moubarak et les autres de ne pas oser revendiquer. Ils étaient donc tiraillés entre d’un côté Ahmadinejad, qui leur semblait aller dans le sens de la "rue arabe", et de l’autre, une volonté de démocratie et le désir que les gens se soulèvent contre les régimes autoritaires. Or le succès de la révolution arabe a eu un impact en Iran, et on a vu naître de nouveaux mouvements de protestation dont l’un des slogans était : "Tunes tunest, Iran na tunes", c’est-à-dire "La Tunisie a réussi, l’Iran n’a pas réussi". Il y a donc eu un phénomène de va-et-vient entre les peuples, et des mouvements de protestation sont nés en Iran du Printemps arabe, qui ont été massivement réprimés pendant plusieurs jours.

Nonfiction.fr - On a peu entendu parler de ces mouvements dans les médias français…

Farhad Khosrokhavar - Pourtant, on assiste encore à des élans de révolte, mais je doute que le mouvement puisse réussir sous sa forme ancienne. Le Mouvement vert a délégitimé le régime islamique en Iran, mais il n’arrivera pas sous sa forme actuelle – c’est-à-dire avec des dirigeants qui font partie de l’élite au pouvoir – à le renverser. Il faudra d’autres formes de mobilisation, qui s’inspireront probablement du Mouvement vert, mais aussi des révolutions en cours dans le monde arabe. Si le régime syrien tombe, cela isolera considérablement le pouvoir iranien, ce qui favoriserait le déploiement d’un mouvement social. L’hégémonie iranienne au Proche Orient tient au Hezbollah, au Hamas – qui est dans la clientèle iranienne mais a peu de pouvoir –, paradoxalement l’Irak à 60-65% chiite entre aussi de plus en plus rapidement dans le giron de l’Iran, mais son soutien le plus efficaces vient surtout de la Syrie.

Avant l’année dernière, il y avait un système de contestation : les réformistes occupaient peut-être un quart ou un tiers des sièges au Parlement. Mais avec le Mouvement vert et sa répression, ils ont été éliminés : les fondamentalistes n’en veulent plus, les Iraniens eux-mêmes n’en veulent plus. La base sociale du régime se voit ainsi largement diminuée. D’un autre côté, quand Ahmadinejad a essayé d’assurer son pouvoir en s’appuyant sur le clan du beau-père de son fils, Mashaie, le Guide suprême qui n’a pas apprécié en a éliminé une partie : plusieurs ont été mis en prison sous l’inculpation de sorcellerie… Même parmi les conservateurs, une partie du régime a ainsi été éliminée ou mise sur le banc. Il y a donc eu un très important rétrécissement de la base politique du régime, ce qui le rend très fragile en cette période à hauts risques. Lors du Mouvement vert, près de 5 000 personnes ont été arrêtées et torturées : il y a eu très peu de morts par rapport à la Syrie – une centaine en Iran contre 2 600 à ce jour en Syrie   –, car les forces de sécurité syriennes ne savent pas faire autrement que de tuer les gens tandis que le régime iranien est passé maître en matière d’intimidation : il sait très bien torturer sans tuer. Mais sa légitimité en a été gravement écornée, et il y a eu une désacralisation profonde du statut du Guide avec ce mouvement.

Nonfiction.fr - Si jusque-là on croyait en une République iranienne, elle a montré qu’elle n’existait plus…

Farhad Khosrokhavar - Qu’elle n’existait plus depuis lors que les contestataires s’inscrivant à l’intérieur du système étaient réprimés et mis en quarantaine.  Le régime est donc beaucoup plus fragile qu’il n’en paraît. Ce qui ne veut pas dire qu’il va succomber demain matin ; mais la probabilité qu’il résiste devant une crise politique est beaucoup plus faible qu’avant. Cela reste un régime très riche et auquel sa rente pétrolière donne une marge de manœuvre très large, et les moyens d’acheter une clientèle de plusieurs millions de personnes. Par ailleurs, la Russie et la Chine tiennent à maintenir le commerce avec l’Iran qui leur rapporte beaucoup en leur vendant du pétrole à des prix inférieurs aux prix du marché, et l’absence de l’Occident leur donne une sorte de monopole auquel ils tiennent. Mais malgré cela, je pense que le régime est dans une posture extrêmement fragile et que le Printemps arabe, en retour, a insufflé un sentiment de capacité d’action à beaucoup de gens en Iran. Il leur reste encore à se résoudre franchement à passer à autre chose que le Mouvement vert, car on ne peut pas maintenir la fiction de la réformabilité du régime, qui a été infirmé par l’échec de Khatami durant ses huit années de présidence, par la répression des opposants politiques, etc. Or le Mouvement vert a été construit sur cette fiction de la réforme au sein du régime théocratique. Paradoxalement, ce mouvement qui a incité à l’activisme politique joue aussi le rôle d’un frein contre la radicalisation: en continuant à jouer un rôle de médiation, il empêche de prendre acte du mythe de la réforme de la république iranienne et de la nécessité d’une rupture. La révolution tunisienne a commencé par l’auto-immolation de Bouazizi, c’est-à-dire par quelque-chose de très nouveau dans le champ symbolique, et c’est cet acte interdit par les religions abrahamiques qui a engendré une révolution alors que le régime tunisien, quoique très fragile, aurait tout de même pu se maintenir plusieurs années, en l’absence d’un mouvement social de contestation frontale. Dans le cas de l’Iran, je pense que c’est aussi du surgissement de quelque-chose de nouveau dans le champ symbolique, dans la manière de protester, qu’émergera le mouvement qui signera l’arrêt de mort du régime actuel