Fiches de police et autres renseignements mis sur fiches permettent de décrire l’évolution de l’Etat sur un siècle.

 


 On pourrait soutenir d’emblée qu’un tel ouvrage, accompagnant par ailleurs une exposition présentée aux Archives nationales, a affaire avec des questions essentielles de notre actualité en ce qu’il ne postule guère une théorie de l’identité – si à la mode dans les milieux politiques – mais maintient fermement l’idée selon laquelle les processus politiques réellement visés par une telle notion sont ceux de l’identification. Ce n’est pas simple nuance de vocabulaire. Nous allons l’observer.

L'Etat et l'identification des individus  

Cet ouvrage suit le même fil conducteur que l’exposition : montrer ce qu’a été et ce qu’est encore ce marqueur fondamental de la construction de l’Etat moderne qu’est l’usage progressif de la photographie dans la quasi-totalité des processus d’identification. Les directeurs de cette aventure textuelle et imagée sont l’un historien de la police et l’autre conservateur général du patrimoine aux Archives. Ils ont uni leurs efforts pour nous proposer cette réflexion qui aurait largement pu croiser aussi des travaux de philosophes, de psychanalystes, de sémiologues, ... L’iconographie est particulièrement bien choisie, maintenant fermement les options à partir desquelles les auteurs nous conduisent.

 L’ouvrage, encore une fois comme l’exposition, organise un vaste repérage du rôle que l’Etat fait jouer à l’identification des individus par des photos normées, à la hantise de l’usurpation d’identité, au repérage visuel et à l’erreur judiciaire. Nous sommes au XIX° siècle et la société rurale de l’interconnaissance s’effondre. Elle est remplacée par une société nouvelle. C’est qu’en ces temps où naissent de telles préoccupations, la société de la distance s’instaure partout en Europe, et donc aussi en France. On peut ainsi, dans les termes de Norbert Elias, parler d’un passage à une civilisation des mœurs qui cultive l’éloignement et la mise sous tutelle des individus par l’Etat. La lente érosion des structures de la société rurale, les progrès des transports et la mobilité de plus en plus grande des individus, une criminalité ressentie comme en pleine expansion du fait du retentissement que la presse donne à toute affaire criminelle et, surtout, l’invention de la nationalité à la surface de l’Europe sont autant de facteurs qui rendent impérative l’élaboration de procédés d’identification à distance. Les auteurs le précisent, ils nous font assister à un tournant, dans l’histoire de l’Etat moderne. Le recours à la photographie et à sa diffusion permet la mutation de quantité d’usages dans le repérage des populations, dans la surveillance et bien sûr, comme l’aurait sans doute écrit Michel Foucault, dans la punition.

Photographie et recensement

 On doit évidemment observer aussi que l’usage de la photographie ne se cantonne pas à ce registre. Il s’étend non moins à la recherche scientifique, à l’administration de la justice, tout autant qu’à la modernisation de la police. Il n’empêche que les auteurs ont choisi l’examen de ce seul rouage particulier, associé à la possibilité d’un contrôle efficace de tout ce qui inquiète.

 Il y a quelques années, une autre exposition avait mis en avant le rôle d’Alphonse Bertillon, dans la réforme de l’administration pénitentiaire et judiciaire/policière. Celle-ci reprend des éléments de ce parcours. L’invention de Daguerre (1839), va inspirer en peu de temps, au préfet de police Léon Renault la création du service photographique (1874), rattaché en février 1888 au service de " l’identification ", confié par le préfet Léon Bourgeois à Bertillon, un demi-siècle encore avant qu’une carte d’identité munie de photographie soit rendue obligatoire par l’Etat français (1940). Et avant que nous aboutissions aux fiches biométriques.

 L’ouvrage décrit et montre parfaitement bien comment la mise en place d’un enregistrement systématique des individus est la condition nécessaire de l’efficacité du contrôle. Il implique de vastes opérations de recensements et un classement performant des informations nominatives. Un des auteurs explique alors que la substitution de la fiche cartonnée au registre est très vite apparue comme le moyen idéal de procéder à cet enregistrement d’informations sur une collectivité humaine de plus en plus étendue, et surtout mobile. Le " fichier ", tel qu’on l’appelle désormais, devient au milieu du XIX° siècle l’outil central du processus d’identification. Le contenu et le contenant, poursuit l’auteur, vont donner naissance au verbe " ficher ", action sous-jacente au développement d’un certain type de pouvoir.

Un panorama très vaste

 Chaque chapitre de l’ouvrage nous conduit au travers d’un parcours chronologique dont l’auteur discute les modalités de développement. Nous passons ainsi de la photographie dans l’identité judiciaire aux bagnes et aux prisons. Puis nous traversons les fichiers de la seconde guerre mondiale (arrêtés, internés, détenus, ...). Enfin, l’ouvrage approfondit les problèmes liés à la carte d’identité pour étrangers, réfugiés, apatrides, ... Et, après un détour par les fichiers du contre-espionnage, nous revenons aux fichiers des préfectures et des institutions publiques.

 L’une des leçons donnée par cet ouvrage est celle-ci : le fichier, en fin de compte, matérialise cette capacité de l’Etat moderne à pénétrer la société, et à étreindre les individus. Quelle que soit la métaphore à laquelle on se réfère, cet outil est bel et bien au cœur de toute logique de l’identification. Et, répétons-le, c’est, sur ce problème, la perspective la plus juste qui puisse être conçue. Le caractère d’un fichage policier et politique d’une population est affaire d’identification, quitte à ce que l’Etat ou un gouvernement surajoute à ce geste une fiction d’identité que les mêmes citoyens sont chargés de reproduire. De l’identification à l’identité, il y a bien un pas à franchir, qui fait de la première la condition de possibilité de la seconde. 

 Et pour clore cet appel à lire cet ouvrage, soulignons que le terme " fichier " est dérivé de la petite plaque de carton qui servait de marque dans certains jeux. La fiche a cependant d’abord été en usage dans les bibliothèques, les milieux scientifiques et les bureaux chargés de la clientèle des grandes sociétés. Ce n’est qu’en 1870-1880 que la préfecture de police en adopte l’usage....