Un ouvrage militant pour analyser la crise actuelle et tenter d’en sortir.

    L’été a été riche en rebondissements financiers : les plans de rigueur ne semblent pas rassurer les marchés  et le CAC 40 est plusieurs fois passé sous la barre symbolique des 3 000 points. La question de la dette grecque a un temps été éclipsée par les salves des agences de notation, qui dégradaient à qui mieux mieux les notes des mauvais élèves nationaux, USA en tête. Les mois d’août – 2008, 2011 – auraient-ils une influence néfaste sur la finance ? 
    Une lecture salutaire pour se sortir de ce mauvais feuilleton estival est le livre direct et efficace de Pierre Larrouturou. On le devine dès le titre, à tous ceux qui nous disent que la crise des subprimes est derrière nous, que nous allons renouer avec la croissance, que la récession n’aura pas lieu, Larrouturou répond que la crise est bien à venir. Ce potentiel krach ultime, l’économiste et agronome nous propose de l’analyser, pour éventuellement trouver des réponses. Pour cet homme qui a activement milité au Parti socialiste, avant de le quitter pour rejoindre Europe-Écologie Les Verts, il s’agit presque d’un pré-programme pour 2012 ; mais on se tromperait à le réduire à cela.


Le malade imaginaire

    On ne soigne une maladie que lorsqu’on a posé le bon diagnostic. Or, depuis trois ans maintenant, on nous répète à loisir qu’il s’agit d’une crise financière. Actifs toxiques, titrisation – et au passage « économie réelle » – tous ces mots sont entrés dans le vocabulaire courant sans qu’on les comprenne toujours. Ils nous désignent la source du problème : les mauvaises pratiques financières. Nous n’en sommes plus là, critique Larrouturou. Et pour commencer à soigner le mal, il propose donc d’en circonscrire l’ampleur : si le lecteur est effrayé par le titre apocalyptique, il ferait mieux de ne pas ouvrir le livre, car l’auteur, en utilisant des données chiffrées sur le temps long, nous montre la gravité du constat.
    Je retiens deux chiffres symboliques. Côté américain d’abord : la Réserve fédérale a produit 600 milliards de dollars ex-nihilo, de sa création en 1913 à 2007 ; un peu plus de six milliards par an. Depuis la crise de 2008, combien en a-t-elle crée ? 2 700 milliards. 120 milliards uniquement pour le mois de janvier 2011   . « Plus aucun investisseur ‘normal’ ne prend le risque de prêter de l’argent au-delà de cinq ans aux Etats-Unis », écrit Larrouturou. Le livre est prolixe en tableaux, d’une lecture aisée : l’un d’entre eux m’a laissé interdit. On y voit un graphique, représentant un premier pic, plutôt petit, et un deuxième, bien plus gros. C’est la dette totale des États-Unis en proportion du PIB, de 1925 à 2010. Le premier pic, c’est la crise de 1929. La dette des USA était alors montée jusqu’à 250% du PIB. Le deuxième, d’une taille bien plus menaçante, c’est celle qui représente l’augmentation drastique de cette même dette, de 1980 à aujourd’hui, jusqu’à un sommet qui fait paraître celle de 1929 ridicule : 350% du PIB en 2005. Pierre Larrouturou enfonce le clou : il n’y a rien à attendre non plus de la Chine, dont la croissance est totalement instable. En 2009, 30% du PIB chinois a été distribué en crédit. Fitch s’apprête d’ailleurs à dégrader la note souveraine chinoise ! Les deux moteurs présumés de l’économie mondiale sont au bord de l’explosion. Ils financent leur croissance à coup de deniers publics.
    Or, de cette croissance, conclut Larrouturou, il n’y a rien à attendre, car elle n’arrivera pas. Sur la décennie 2000-2009, la croissance française a été en moyenne de 1,5% par an. Un chiffre dont rêverait le Japon, dont la croissance a été en moyenne inférieure à 1% sur la période 1992-2008 !



Productivité et chômage

    Une fois posée l’ampleur de la maladie, Larrouturou propose un diagnostic. Quelle est la cause de cette krisis, de cette explosion des symptômes alarmants ? Le chômage de masse. Et quelle est la cause du chômage de masse ? L’inadaptation des acteurs à une évolution record de la productivité. En quelques mots, voilà le cœur de l’argument de l’économiste.
    Pourquoi le chômage ? À l’aide de nombreux chiffres, Larrouturou démontre comment le chômage de masse – une constante depuis les années 1980 – mine l’économie. L’auteur commence sa démonstration sur un chiffre, répété à l’envi et qui symbolise bien le moment historique où nous sommes, mais dont on ne prend pas totalement conscience : en vingt-cinq ans, la part des salaires dans le PIB a chuté de 10%, pour aller dans la poche du capital. Comment espérer que les salariés puissent revendiquer des salaires plus hauts : plus le plein emploi est loin, plus la concurrence est rude. Il faut donc renverser le diagnostic : « Le chômage n’est pas l’une des conséquences de la crise. Il en est l’une des causes fondamentales »   .
   
    Comment renverser la tendance ? D’autres s’y sont essayé sans succès. Larrouturou propose encore une fois de changer notre idée du chômage. Pour lui, la principale cause du chômage est simple : il s’agit de la « révolution de la productivité ». Sur les quarante dernières années, la France a fait des gains de productivité plus importants que pendant les deux siècles précédents : comment espérer que cette amélioration ne se fasse pas sentir ? La cause du chômage est donc « notre incapacité collective à gérer des gains de productivité colossaux »   . Enfermées dans une vision qui date pour beaucoup d’avant cette révolution, les élites politiques ne comprennent pas qu’à défaut d’organiser un changement dans le temps de travail, celui-ci s’organise tout seul : le marché organise ses propres RTT ! Alors qu’on voue la France aux gémonies à cause des 35 heures, combien d’heures travaillent les Américains par semaine, quand on compte tous les petits emplois précaires que produit le marché ? 33,7 heures par semaine, sans compter les chômeurs ! Et pour l’Allemagne, qu’on nous cite souvent comme modèle ? 30,3 heures
    Larrouturou retrouve ici un de ses chevaux de bataille : rouvrir le débat sur le temps de travail. Lui qui a été de tous les combats autour de la loi Robien et des 35 heures, exprimant souvent ses désaccords, il propose un pacte social plus ambitieux : la journée de 4 jours à la carte, dont il montre les réalisations concrètes en entreprise et les possibles aménagements. Dans la France du « travailler plus pour gagner plus », cette proposition risque de gêner. Mais à force de répéter qu’on peut réduire le temps de travail sans handicaper les PME si on applique avec souplesse la réforme, on finirait par être convaincu. C’est le thème central de cet ouvrage. Larrouturou s’inspire de l’Allemagne, qui en généralisant le kurzarbeit, a évité l’augmentation drastique du chômage que la France a connu depuis 2008. Il s’agit, pour une entreprise, de garder ses employés, même en temps de crise, en réduisant leur temps de travail d’autant que le trou d’air l’impose.
    Larrouturou propose d’autres solutions, et certains chapitres ressemblent à une plateforme de campagne. On y retrouve une boîte à outils pragmatique, qui reprend quelques unes des idées en cours dans les milieux de gauche – voire altermondialistes. La première est la séparation des activités des banques de dépôt et des banques d’affaires, ce qui contraindrait les trader à jouer avec leurs économies, et pas avec celles des citoyens. Peut-être deviendraient-ils du coup plus frileux ? La fusion des deux entités n’est pas si vieille : c’est sous Clinton, en 1999, qu’a été entériné ce mélange des genres. Barack Obama a d’ailleurs publiquement pris position pour un nouveau Glass-Steagall Act, sous la forme de la « Volcker Rule », le 21 janvier 2010. Il s’agit de réintroduire, d’après l’idée de l’économiste et ancien directeur de la Réserve fédérale, la séparation entre les deux types de banques. Viennent ensuite de nombreuses idées défendues depuis des années maintenant : la création d’une Europe sociale, qui, grâce à des législations contraignantes, éviteraient le dumping ; la réalisation de la Taxe Tobin ; l’obligation pour la Chine de respecter les engagements qu’elle a pris pour entrer dans l’OMC, et qu’elle piétine actuellement…
    Larrouturou ne serait pas passé chez les Verts s’il ne croyait pas que les décideurs écouteraient peut-être un peu plus qu’au PS un discours moins centré sur la croissance à tout crin. Il propose donc d’entrer dans la création d’emplois verts de plain-pied, par le logement, notamment, et les énergies renouvelables. Tout comme il est hors de question de subir les RTT imposées par le marché – la mauvaise flexibilité, la précarité   – et qu’il faut reprendre en main le dossier du temps de travail pour mieux l’organiser, il est hors de question de subir l’augmentation du prix de l’énergie : il faut  l’anticiper.



En attendant 2012

    Le livre est touffu. Son épine dorsale est une réflexion sérieuse sur la question du chômage et du temps de travail, dossier privilégié de Larrouturou depuis des années. Le reste tient pour beaucoup d’une boîte à outils, dont beaucoup d’idées semblent séduisantes. Il y a un peu de flou à certains moments   , et parfois, l’auteur applique un filtre trop systématique, comme lorsqu’il postule que le protectionnisme conduit nécessairement à la guerre   . De la même manière, même s’il montre que la Chine est devenue un danger réel pour l’économie européenne uniquement à partir de 2006, dire qu’avant cette date, la mondialisation « n’était pas dangereuse socialement »   est un peu léger. Enfin, l’aspect très pragmatique de certaines propositions évite de se positionner sur des débats importants pour l’écologie politique : croissance, croissance verte, décroissance ? On ne peut pas compter sur une croissance nulle, tout en programmant « un immense chantier »   écologique.
    Il y a, en tout état de cause, un enthousiasme certain, qui contrebalance le terrible tableau que dresse l’auteur au début du livre. « Depuis deux ans, on s’est contenté de déplacer les fauteuils sur le pont du Titanic », a déclaré Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie. Peut-être que certaines des solutions évoquées dans ce livre nous aideraient à éviter l’iceberg