Un récit biographique anti-kafkaïen, dont Kafka est le héros sentimental.

Kafka, l’éternel fiancé retrace la vie sentimentale de l’écrivain Franz Kafka entre août 1912, date de sa rencontre avec Felice Bauer, et la fin de sa vie, en juin 1924. Kafka s’est fiancé deux fois avec Felice Bauer, en 1914 et en 1916, puis il a rompu définitivement avec elle en 1917, après le diagnostic de la tuberculose dont il mourra sept ans plus tard. Divisé en quatre chapitres de longueur inégale, le récit évoque successivement Felice, puis Julie Wohryzeck, la fiancée de 1919 dont l’histoire est à l’origine de la célèbre Lettre à son père, Milena Jesenska, qui déchaîne en 1920 une passion dont les échos se perpétuent jusque dans la création du Château en 1922, et enfin Dora Dymant, la compagne des derniers mois de son existence.

La Correspondance et les Journaux intimes de Kafka fournissent la matière de ce texte qui se lit avec facilité, et même avec amusement, s’agissant du ton alerte qui règne dans les dialogues fictifs entre l’écrivain amoureux et les jeunes filles conquises, que l’auteur fait sortir du simple rôle d’objet transitionnel auquel les réduisent habituellement les biographes de l’écrivain   . Aucune des lettres des deux correspondantes, Felice et Milena, n’a été retrouvée ; Julie n’a pas laissé de témoignages directs, seuls des souvenirs de Dora ont été publiés en 1952.

La part laissée à l’imagination dans ce récit biographique est nécessairement prépondérante. Dès la première page, le lecteur est d’ailleurs averti de la liberté qui sera prise avec les textes kafkaïens : le chapitre “Felice”, dûment daté du 13 août 1912 au 16 octobre 1917, porte en exergue des citations extraites de lettres à Max Brod de la mi-avril 1921, qui concernent en réalité Milena. Ces phrases sont là pour caractériser la façon dont Kafka conçoit l’objet de son amour, en l’idéalisant. C’est la thèse implicite mais elle ne sera pas problématisée, ni démontrée en tant que telle, car ce livre n’affiche pas de prétention herméneutique. Sur le même thème que le Kafka et les jeunes filles de D. Desmarquest   – la référence s’impose d’elle-même –, mais en s’en distinguant nettement, le récit de J. Raoul-Duval propose un portrait très humain de Kafka, loin du “kafkaïen” tel qu’on le conçoit ordinairement ; c’est le roman de sa vie, qu’il aurait constitué lui-même d’une succession d’“amours singulières”, à son corps défendant.

Le récit, dès les premières pages, donne envie de se replonger dans les textes originaux de Kafka. L’expérience vaut le détour : le lecteur des Lettres à Felice et des Lettres à Milena s’y retrouve confronté longuement aux détails cruels de la tragédie et de la névrose, tandis que J. Raoul-Duval donne une synthèse légère, même si elle est lucide et sans illusion, des grands épisodes de la vie amoureuse de l’écrivain. Il ne faut donc pas s’attendre à ce que tous les lecteurs soient convaincus par l’évocation d’un Kafka qui sifflote à la première page une rengaine de cabaret ou chantonne un air de Carmen au lendemain de la douloureuse rupture berlinoise de juillet 1914   .

J. Raoul-Duval n’est pas la première à faire de Kafka le héros d’un récit : immédiatement après sa mort, Max Brod l’a ressuscité en Garta dans Le Royaume enchanté de l’amour (1926) et Johannes Urzidil le faire vivre quarante ans après sa mort en jardinier à Long Island (La Fuite de Kafka, 1964). Et en dépit de son titre, Adieu Kafka de Bernard Pingaud (1989) n’était pas le dernier de la série   . Toutes ces fictions ne sont sans doute pas des “navets”, à l’instar du jugement impitoyable qu’émet Kundera sur le roman de Brod   , mais toutes ont en commun de relever de l’imaginaire, même si l’on reconnaît çà et là, disséminés avec une fréquence variable dans le tissu narratif, des éléments indifféremment empruntés aux œuvres et à la vie de Kafka. Toutes témoignent de l’empreinte que Kafka et son histoire laissent sur les lecteurs, parfois au plus intime, et correspondent à cette réflexion de Vialatte qui écrivait en 1947 qu’il s’était de longtemps “fait de Kafka l’idée fausse qui (lui était) nécessaire”   . C’est en quelque sorte la loi du genre.

Cependant, avec Kafka, l’éternel fiancé, on entre, plus que de coutume, dans l’ordre du référentiel, et d’une manière qui pose problème. Le texte est en effet assorti de notes de bas de pages qui tantôt corroborent des détails matériels du récit (la brosse de Kafka, p. 29 ; les lettres à Erna Bauer, p. 96, ou la vie de Felix Weltsch, p. 177), tantôt font référence, très sporadiquement, à des œuvres de Kafka (la note de la page 44 renseigne – de façon très partielle – sur Le Disparu ; celle de la page 65 évoque, sans nécessité évidente, les écrits professionnels de Kafka ; les notes sur l’édition du Château, p. 174, ou sur Joséphine la Cantatrice ou le peuple des souris, p. 212, n’ont guère leur place dans un tel récit, pour s’en tenir à ces quelques exemples). L’ouvrage se termine par un appendice d’une quinzaine de pages intitulées “Après 1924”, dans lequel on trouve des renseignements sur la vie réelle des personnages après la mort de Kafka, et sur la façon dont Max Brod a fait parvenir l’œuvre de son ami à la postérité. On se retrouve donc dans le cas où l’intention romanesque, qui relève de la littérature, s’hybride de l’exactitude factuelle du journalisme ou de l’histoire : ce “roman” sur Kafka entre ainsi dans la catégorie du néologisme anglais faction qui désigne ces œuvres où le récit (story-telling) s’empare des faits pour les proposer, sinon les imposer comme documents authentiques, dans leur réalité même, à l’intérieur de la fiction.

Le lecteur d’un récit dont Kafka est le héros n’est jamais naïf. Plus ou moins savant, il reconnaît dans le texte de J. Raoul-Duval mainte citation, maint extrait de lettre, et toutes les étapes de la biographie de Kafka. Bon public, et ne voulant surtout pas paraître cuistre, il se laisse prendre au jeu des déplacements et des extrapolations. Il s’étonne peut-être, au passage, de trouver un aphorisme de 1918 (sur le paradis et l’impatience qui nous empêche d’y entrer) dans la bouche de Kafka en 1912 ; il se demande avec perplexité qui est ce Heine dans la phrase que Max Brod est censé prononcer en réponse   : “Veux-tu que je te rappelle ce que disent de toi Rilke, Werfel, Heine, Musil ?”. Il soupçonne qu’il s’agit d’un piège tendu intentionnellement à la critique savante, que l’on a décidé une fois pour toutes de débarquer de l’histoire   .

Quelle importance, au fond ? Mieux vaut en rire, sans doute. Qui se souciera en effet que le roman que Brod et Kafka avaient commencé d’écrire en commun dans leur jeunesse soit intitulé “Samuel et Jonathan”   , alors qu’il s’agit en réalité de “Richard et Samuel” ? On aimerait bien y voir une allusion biblique à l’une des composantes fondamentales qui expliquent le dernier amour de Kafka et son attirance pour Dora Dymant, en qui il voit la représentante authentique d’un judaïsme possible. Mais dans la configuration récapitulative des dernières pages où figure ce titre, le lien ne s’établit pas. Ne nous égarons pas sur la fausse-piste du thème “David et Jonathan”, qui paraît ici déplacé, et mettons l’erreur au crédit de l’effet de fiction qui doit contrebalancer le poids trop lourd des réalités sous-jacentes. Il y a beaucoup d’“erreurs” de ce genre dans ce récit. L’auteur a fait fi de la sage maxime kafkaïenne citée au début : “Aucun détail n’est trivial […], du moment qu’il est exact”   . Le lecteur, lassé d’avoir joué le jeu d’une uchronie déstabilisante, finit tout de même par se sentir un peu floué.

Le poids de la réalité, qui se manifeste dans les notes évoquées plus haut, fait un retour en force dans la dernière partie de l’ouvrage. Si l’on peut estimer alors que l’auteur, ayant achevé son récit, a le droit de sortir du pacte de la narration fictionnelle (acté dans le sous-titre) pour transmettre les informations qu’elle juge utiles à l’éclairage de son œuvre, ici, le moindre détail compte, et l’on ne s’étonnera pas de voir la critique exercer son droit d’inventaire. On rectifiera quelques détails, qui n’en sont pas. Le résumé du destin de Julie Wohryzek présenté dans cette partie du livre   ne correspond pas plus à la réalité que les informations précédemment données dans le récit   : on sait grâce aux recherches d’A. Northey   que, loin de séjourner dans un hôpital psychiatrique après la séparation d’avec Kafka, Julie a épousé en 1921 un futur banquier, et qu’elle est morte à Auschwitz en 1944. Concernant la destinée de l’œuvre de Kafka après sa mort, on se permettra de juger que le rôle et la personnalité de Sir Malcolm Pasley sont évoqués avec une regrettable légèreté   . Max Brod lui-même, et avec lui un certain nombre d’universitaires, ont très tôt appelé de leurs vœux une révision critique des œuvres de Kafka en leur premier état ; et c’est à la demande des héritières de Kafka – et non de Pasley – que les manuscrits qui leur revenaient ont été rapportés en Angleterre. Enfin, si l’édition anglaise du Journal a été longtemps la plus complète, ce n’est plus le cas depuis la publication en 1990 de l’édition critique en allemand. La production critique sur Kafka est abondante en France, mais il serait souhaitable qu’on accorde également un peu d’attention à ce qui vient d’ailleurs.

La critique littéraire n’est certes pas une science exacte, mais c’est une science exigeante, surtout lorsque le roman se tient constamment à la lisière de la réalité et de la fiction. Face à un récit biographique du type de celui-ci, la tâche de la critique devrait consister à tenter d’apprécier le principe qui gouverne le recours à ces références extra-fictionnelles si souvent mises en exergue, plutôt qu’à mesurer l’écart entre les détails empruntés au réel et leur réemploi dans la fiction. Et c’est bien là que le bât blesse. Entre les documents et le récit romancé de ses amours, l’écrivain Kafka n’apparaît plus qu’à la marge, et c’est le vieux schéma positiviste de l’homme et de l’œuvre qui ressurgit : à la fin des chapitres consacrés à Felice et à Milena, Le Procès et Le Château sont indéniablement cités comme succédanés complémentaires et obligatoires des épisodes amoureux qui se terminent   . Et lorsque pour finir, il n’y a plus de place pour les joyeux dialogues et les éclats de rire, le ton est celui de la complainte ou de l’incantation ; on ne voit plus alors ce qui distingue ce roman fatalement tragique d’une biographie ordinaire. Ce qui manque, finalement, dans ce livre dont Kafka “s’est évadé”   , ce n’est pas tant son œuvre en tant qu’objet – quelques titres disséminés au fil des pages sont là pour la rappeler – que la leçon de son œuvre.

Tout récit sur Kafka rencontre inévitablement l’écueil du lourd bagage que représentent aujourd’hui son nom, sa vie, son œuvre, et l’effet qu’ils produisent. L’insaisissable “matière de Kafka”, qui a suscité tant de vocations d’écrivains – on songe à Vila-Matas (Enfants sans enfants ; Le Mal de Montano), à Coetzee (Elisabeth Costello) ou à Murakami (Kafka sur le rivage) – ne se livre à personne qui tenterait de séparer sa “réalité” d’avec son “œuvre”. La louable légèreté qui peut faire la qualité d’une œuvre inspirée par Kafka se manifeste plus sûrement dans son éloignement par rapport au modèle, que dans la présence saturante de citations ou d’éléments prélevés dans le monde réel. L’existence de Kafka est littéraire, ou elle n’est pas. Ainsi, lorsque Franz Kafka écrit à Felice (lettre du 2.IX. 1913) que ses auteurs préférés Grillparzer, Dostoïevski, Kleist et Flaubert sont pour lui des “frères de sang”, cela signifie certes que sa vie est “tout entière dans la littérature” ; un biographe peut écrire cela ; mais c’est avant tout une image que nulle représentation directe, au premier degré, ne parvient à restituer. À la fin de Kafka, l’éternel fiancé, Kafka fait pleurer Dora en lui racontant le suicide de Kleist et d’Henriette Vogel   : le romantisme qui se dégage de cette scène de fiction documentaire n’apporte rien à notre compréhension de Kafka, de Kleist, et encore moins du lien subtil qui les relie. La seule peinture du trouble existentiel de l’homme Kafka, pris au pied de la lettre, manque l’essentiel : l’indirect, le double, et le second degré, bref, l’“ordre vicié du monde”, comme l’écrivait Kleist dans La Marquise d’O, cette nouvelle que lit et relit Kafka avec insistance à Dora. Comment comprendre la grâce efficace de cette littérature, si l’on s’en tient au mot-à-mot d’une situation qui n’est plus que reproduite ou citée, même quand elle est inventée ?

Le rire et les larmes mêlés, c’est une alchimie métaphysique qui se trouve incarnée dans cette lignée de la littérature de langue allemande qui relie Kleist à Kafka. “Les larmes joyeuses sont une spécialité d’Europe centrale”, écrit L. Begley   en évoquant à son tour l’humour macabre de Kafka et le plaisir qu’il avait à rire avec ses amis après la lecture de ses œuvres. Cette attitude fondamentalement ambiguë, construite sur un oxymore, comme toute attitude ironique, dépasse l’horizon de la vie réelle ou rêvée de Kafka. A. Vialatte, qui en savait en son temps bien moins que nous sur la vie de Kafka, fut le premier à célébrer, et avec quelle virtuosité, le “joyeux Kafka” ; mais il prend soin de préciser que c’est du “Kafka littéraire” qu’il parle   ; et quand il se penche sur ses photos de jeunesse, c’est par le truchement d’une prudente métaphore qu’il constate que “ses yeux sont comme des soleils noirs”, ce qui ne signifie pas que Kafka avait les yeux noirs   . Toute la différence est là.