Les scénaristes américains n’ont pas dit leur dernier mot. Ils ont arrêté le travail depuis le 7 novembre dernier, mais ils ne cessent pas pour autant d’exercer leur talent en le mettant au service de leur cause. D’une certaine façon, on ne leur a pas laissé le choix : la Writers Guild of America, le syndicat dont tous les scénaristes sont membres, impose à toute la profession de suivre la consigne de grève. Mais dans le contexte américain, où la grève est un luxe rare, celle des scénaristes dispose d’extraordinaires ressources pour se rendre populaire. Le mouvement bénéficie jour après jour de la verve et de l’imagination d’une armée de scénaristes qui vengent leur ennui en rivalisant selon leur spécialité de slogans acerbes, de vidéos mordantes ou de gags potaches. Au cours des dernières semaines, l’heureux spectateur de cet inépuisable reality show aura pu largement profiter de cette offre inattendue, car tous les plaisirs sont à sa disposition sur les sites Internet qu’animent en ce moment ces sénaristes en mal d’expression. Il pourra s’informer utilement sur la spoliation des auteurs grâce à un édifiant pastiche de leçon de choses, ou bien applaudir Eva Longoria livrant courageusement des pizzas aux affamés du piquet de grève (un épisode encore très inédit de Desperate Housewives). S’il possède un tempérament militant, il trouvera l’occasion de participer à un grand jeu-concours en achetant pour seulement un dollar de superbes crayons à papier prêts à être envoyés aux patrons des majors afin de les mettre au défi d’écrire eux-mêmes leurs émissions : les recettes de l’opération sont reversées à la lutte. Enfin, ceux qui préfèrent les performances live pourront toujours se rendre aux piquets de grève qui se tiennent presque tous les jours de la semaine devant les bureaux des grandes chaînes de télévision : ils pourront y rencontrer des scénaristes très désireux d’expliquer leur cause et de partager leur désarroi.

Car malgré ce débordement de créativité, l’ambiance du débat est plutôt maussade. Le dialogue avec la représentation des six majors s’est brutalement interrompu la semaine dernière après que Nick Counter, le président abhorré du syndicat des producteurs a quitté pour la deuxième fois consécutive la table des négociations. L’entrée des réalisateurs dans l’arène des débats est vue comme une possible porte de sortie, mais sans optimisme. S’ils parviennent à aplanir la situation, les scénaristes s’accommoderont par pragmatisme de cette issue, mais ils sentiront une fois de plus que leur statut est méprisé dans la grande hiérarchie du divertissement. En effet, le débat économique soulève ici bien des questions concernant le rôle et l’importance des scénaristes, et les difficultés qu’a rencontrées la profession depuis les débuts d’Hollywood jusqu’à l’avènement des médias Internet.


Les revendications

Que veulent les scénaristes américains, et pourquoi agissent-ils avec autant de détermination ? Le mouvement actuel a commencé lors de l’échéance du contrat qui lie la Writers Guild avec l’AMPTP (Association of Motion Pictures and Television Producers) et règle les seuils de rémunération de tous les scénaristes. Ces derniers ont espéré que son renouvellement allait intégrer des accords satisfaisants sur les nouveaux supports Internet et numériques, dont les performances économiques ne semblent plus être un mystère. Mais cette demande a été rejetée par les majors, qui affirment que ce marché est encore trop neuf pour avoir fait la preuve de sa rentabilité. L’argument n’est pas neuf. Un conflit semblable avait eu lieu en 1985 : à l’époque, les majors avaient exprimé leurs doutes sur les performances futures de la vidéo et imposé, au lieu des 2,5% de rémunération proportionnelle habituels à la télévision ou pour les ventes à l’étranger, un taux de 0,4% sur ce support. Autrement dit, le scénariste d’un film ne touche pas plus sur la vente d’un DVD que le fabricant du boîtier ! Or l’évolution du secteur a été très rapide : aujourd’hui, les ventes DVD représentent une part considérable des revenus dérivés des films, tandis qu’Internet canalise aussi bien les "premières" des shows que les diverses possibilités de visionnage différé. Au cours des négociations, les producteurs ont même proposé, à la place de la rémunération à 0,4 %, un forfait unique de 250 $. Cette dernière proposition indique clairement que les majors n’ont pas envie de négocier. Les scénaristes craignent donc le pire : s’ils acceptent le "taux vidéo" sur la diffusion Internet, ils risquent de subir cette rémunération très basse sur tous les usages de leurs œuvres, sans tirer aucun bénéfice du succès économique qui attend les majors sur le Web.


Combattre la précarité ou devenir plus riche ?

A première vue, ces revenus proportionnels, qu’on appelle residuals, ne sont qu’un complément aux salaires hebdomadaires des scénaristes. Mais dans un métier aux revenus instables, ils jouent en fait un rôle majeur : l’argent des residuals devient le revenu principal lorsqu’un scénariste se trouve entre deux contrats — ce ne sont à tout moment pas moins de 48% d’entre eux qui sont concernés par cette situation. Cet argent abonde aussi la mutuelle de santé de leur syndicat. Ainsi, si la rémunération proportionnelle décline, la richesse de la caisse de santé s’amenuise également... un phénomène profondément angoissant dans une société littéralement obsédée par la recherche d’assurances de santé privées. Certains scénaristes vont même jusqu’à affirmer que tout l’enjeu de la grève repose sur la question du système de santé : l’atteinte à ces revenus palliatifs éveille des craintes au cœur de la société américaine contemporaine qui, à défaut d’Etat Providence, s’est ingénieusement construit des protections à différentes échelles de solidarité (professionnelles, universitaires, communautaires, etc.).

Cette situation concerne avant tout les scénaristes les plus fragiles. Car ce qui frappe quand on les interroge, ce sont bien les contrastes dans une industrie qui peut parfois payer bien, et vite : le salaire hebdomadaire d’un scénariste de télévision est d’au moins 2 500 $, parfois 4 000 $ pour certains "seniors". Et ces seniors peuvent n’avoir pas plus de 35 ans, si par exemple ils travaillent sans rupture de contrat depuis huit années d’affilée : dans ce cas, ils ne sont certes pas à plaindre, et peuvent espérer qu’ils n’auront pas besoin de faire trop d’économies pour les années futures. Lester B., scénariste à la télévision, affirme avoir eu l’occasion une année de gagner 100 000 $ de residuals, mais il s’empresse d’ajouter que cette année là, il n’avait pu trouver aucun contrat de travail, et aurait dû continuer de subsister sur cet argent si la situation s’était prolongée.

Alors ? Les scénaristes américains font-ils grève pour se protéger de la précarité, comme les intermittents du spectacle en France ? Pas exactement : car les scénaristes américains, conscients de fournir la matière grise d’une industrie extrêmement riche, exigent tout simplement d’être riches également. Quand on sait que l’industrie audiovisuelle est un des premiers produits d’exportation des Etats-Unis, on comprend pourquoi ils ne veulent pas renoncer à cette ambition. Pas de pourcentage sur les ventes d’une œuvre, cela peut représenter une perte considérable pour un scénariste : ainsi Jack P., qui a signé un contrat de 65 000 $ avec la Paramount en 1996, et a touché cinq fois cette somme en rémunération proportionnelle dans les années qui ont suivi.

C’est pourquoi les réactions des scénaristes sont aussi virulentes. Les shows se sont arrêtés les uns après les autres, d’abord les émissions de plateaux, puis les séries... Désormais la Writers Guild menace d’empêcher la célébration des Oscars (le 24 février prochain), qui fait également l’objet de nombreux sketches scénarisés. Les effets deviennent tragiques, puisque des équipes de tournage entières se retrouvent au chômage. Les conséquences sont extrêmement graves, et la discipline des scénaristes interdits de travail est très sévère : l’un a dû renoncer à vendre son roman pour une adaptation, un autre, qui avait franchi péniblement tous les échelons de la création et s’apprêtait à diriger sa propre série, doit abandonner ce chantier toutes affaires cessantes...


En mal de reconnaissance

En somme, les scénaristes américains ne voient pas de raison de devenir pauvres et de jouer à cache-misère avec leurs économies dans une maison aussi prospère qu’Hollywood — et encore moins l’Hollywood du futur, acheminée sur toute la planète en VOD (video on demand) ou en streaming. Profondément conscients de leur savoir-faire, ils vivent comme une trahison ce refus de reconnaissance, et l’on sent s’exprimer un ressentiment qui vient de très loin. Quand les réalisateurs arrivent à la table des débats, les scénaristes s’agacent du respect qu’on leur montre — comme des subordonnés mal considérés qui savent secrètement détenir les clés du trésor.
       
Le mépris à l’égard des scénaristes ne date pas d’hier. Dans les années trente, c’est toute une génération de dramaturges, rois de la côte Est, qui entama la migration fatale vers l’or de l’Ouest : un changement qui les amena brutalement à travailler à plusieurs et à subir des contraintes industrielles qui leur semblaient odieuses — mais qui étaient compensées par la hauteur des salaires. Aujourd’hui, des plaintes semblables se font entendre, exprimées par de nombreux scénaristes qui se sentent castrés par le contrôle des studios, et le travail de sape qu’ils doivent opérer les uns contre les autres : un scénario repasse entre de nombreuses mains, et beaucoup se plaignent qu’il perde ainsi beaucoup de sa saveur pour que soient préservées les bonnes moeurs, le politiquement correct ou les lois du marché. Ceci étant dit, le travail en équipe est aussi ce qui fait la qualité des séries américaines, et ce qui manque trop souvent aux productions françaises. Avec la révolution Internet, les rancoeurs vécues dans les années trente réapparaissent presque à l’identique... mais sans la compensation économique ! Le sentiment d’être spolié intellectuellement est donc aggravé par la perte financière : les scénaristes rappellent qu’ils ne sont pas légalement propriétaires de leurs œuvres, qui appartiennent aux studios, et qu’ils ne touchent donc pas de royalties à proprement parler mais seulement les fameux residuals, déduits de la part prioritaire du producteur et qu’il leur faut donc absolument sécuriser.


Pourquoi les producteurs trainent des pieds

Ainsi, dans ce contexte d’hostilité croissante, pourquoi est-il si difficile aux producteurs de neutraliser la situation en accordant le taux demandé par les scénaristes sur Internet — qui ne dépasse pourtant pas 0,8% des recettes ?

Une première raison, c’est que le modèle des residuals a pris de l’âge : il repose sur une vision comptable des ressources économiques en nombre de billets d’entrée au cinéma, nombre de DVD vendus, nombre d’abonnements sur le câble, montant des contributions publicitaires sur les chaînes gratuites. Aujourd’hui, il faut repenser le système de calcul proportionnel à partir d’une recette plus complexe, qui intègre beaucoup plus d’annonceurs, de types d’abonnements et de types d’achat des oeuvres. Mais le pari n’est pas impossible : des propositions ont cours dans les négociations, et l’avenir dira si certaines sont valables.

D’autre part, les acteurs de ce conflit vivent peut-être les derniers soubresauts de deux illusions qui devraient bientôt se dissiper : l’illusion d’une concurrence des genres non fictionnels, et l’illusion de la gratuité d’Internet.
       
En ce moment, les reality shows (sport, télé-réalité, plateaux) comblent le vide laissé par les séries. Ces productions semblent se passer de scénarios. Mais dans la profession du spectacle, personne n’ignore l’importance que jouent les « préparateurs » de ces émissions, qui ont tout des scénaristes sauf le nom et qui devraient bientôt faire partie du même syndicat. Cette adhésion serait sans doute bénéfique, car elle permettrait de renflouer la caisse de santé et d’améliorer le pouvoir de négociation. D’autre part, un film ne peut aujourd’hui être rentable que s’il s’accompagne d’un important travail de promotion sur Internet et de produits dérivés en tous genres (bande-annonces, sketchs, extraits). Ces produits destinés à appâter le téléchargeur ou l’acheteur potentiel sont eux aussi dérivés, même indirectement, du travail des scénaristes, ce que les producteurs ont tendance à ne pas prendre en compte.


Une situation figée

Prenons l’exemple d’une série-phare comme Heroes, produite par NBC et aujourd’hui totalement figée par la grève. Le succès de son site Internet n’est certes pas lié aux publicités Nissan qui ornent la page de présentation, et servent d’introduction à tous les extraits mis en ligne. L’attractivité du site n’est pas due à ces publicités subies par l’internaute, mais à l’élaboration de tout un univers ludique et original dont les créateurs font partie intégrante de l’équipe de scénaristes depuis la naissance du projet. Et, au-delà de l’aspect gentiment intrigant de cette plateforme Web, la survie de la série tient surtout à la réinvention permanente de son histoire grâce à une collaboration de scénaristes qui travaillent en flux tendu — si tendu que la grève a provoqué en très peu de temps l’assèchement total de la diffusion télévisuelle.

En attendant le Retour des Héros, il semble donc que le meilleur remède aux fuites d’audience reste la qualité des histoires et des personnages qui peut-être vous manquent. En cas de réclamation, vous pouvez vous adresser directement à ces individus qui portent des panneaux en carton et des bonnets de laine sous la neige de Times Square : ils pourront certainement vous renseigner.


> Liens Internet :

Branche Ouest du syndicat des scénaristes : http://www.wga.org
Branche Est du syndicat des scénaristes : http://www.wgaeast.org
Le Blog de la grève : http://unitedhollywood.blogspot.com
Le syndicat des producteurs : http://www.amptp.org
Une section spéciale quotidienne sur la grève : http://www.latimes.com/entertainment/news


> Remerciements à tous les scénaristes et professionnels du cinéma interrogés, en particulier :

Jonathan Bines, ancien staff-writer du Daily Show, écrit actuellement pour Jimmy Kimmel Live !
Trey Ellis, écrivain, essayiste et scénariste
Richard Peña, directeur de la Programmation de la Film Society of Lincoln Center, New York
Judy Tate, dramaturge, scénariste du soap-opera As the World Turns, primée aux Emmy Awards
Chap Taylor, scénariste cinéma et télévision : Changing Lanes et la future série The FBI
The Film Division, at Columbia University School of the Arts


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crédit photo : azrainman/flickr.com