Une nouvelle alerte sur les changements de comportement vis-à-vis des énergies fossiles qu’il conviendra d’opérer dans les prochaines décennies.

Le défi de la "décarbonisation" de l’économie que J.-M. Jancovici nous présente est de taille : il ne s’agit de rien de moins, en termes clairs, que de gérer le passage de l’énergie abondante et facile d’emploi à des substituts plus difficiles à utiliser. En un mot, les contraintes sur l’approvisionnement énergétique futur conduisent à envisager une diminution drastique de notre consommation quotidienne d’énergies fossiles.

L’objectif est d’autant plus difficile à atteindre que l’énergie est l’unité de compte de la transformation du monde ; dans nos économies contemporaines, la "production" des richesses n’est pour l’essentiel qu’une transformation de ressources naturelles. De ce point de vue, le PIB ne rend qu’imparfaitement compte de ce processus, dans la mesure où l’essentiel de nos productions marchandes dépend de l’approvisionnement énergétique. Si l’on se contente de considérer que l’énergie ne pèse que 4% du PIB, alors, souligne l’auteur, on "ne peut pas rendre compte des processus qui apparaissent en cas de tension physique sur l’approvisionnement énergétique"   .

Les développements économiques permis par l’énergie à bas prix permettent d’expliquer les changements historiques survenus dans notre mode d’alimentation, notre style de vie, notre organisation territoriale, et bien d’autres choses, comme le rappelle l’auteur. "A l’échelle de quelques siècles, le "lecture énergétique" du monde rend donc logiques la fin de l’esclavage, la désertification des campagnes européennes et américaines, la mondialisation, l’étalement urbain et le pavillon pour tous, les mégapoles cosmopolites, la grande distribution, l’apparition puis la hausse de la durée des congés payés, l’informatique pour tous, les voyages de retraités à travers le monde, la baisse du temps de travail et les forfaits pour portable à 20 euros par mois"   . Jean-Marc Jancovici précise son argumentaire en prenant moult exemples pour appuyer sa démonstration, allant du bœuf au logement en passant par la question du divorce. Ainsi, il illustre son propos en faisant remarquer que "pour disposer d’un kilo de bœuf dans une assiette, il faut auparavant avoir utilisé un kilo de pétrole et de gaz ! Avoir un steak-frites tous les midis à la cantine, c’est bien le signe de la profusion pétro-gazière…"  

La finitude de ces ressources, fait souvent négligé par les économistes, permet d’expliquer le formidable développement économique vécu depuis huit générations, mais également les périodes de crise économique. Ainsi, le déroulement des crises économiques depuis le milieu des années 1970 suit toujours à peu près le même schéma : "l’économie physique ne peut pas suivre l’économie financière qui a parié sur une croissance excédant les possibilités physiques futures du monde, et le système se régule à grands coups de récession et de crises financières ou monétaires"   . L’auteur en fait la démonstration en prenant pour exemple la crise des subprimes : l’économie américaine construite sur un modèle d’abondance énergétique a produit un instrument, la titrisation, dont le développement a conduit à exagérer l’offre de crédits. Or, l’absence d’augmentation réelle de la production entre 2005 et 2008 a engendré une crise énergétique, suivie d’une crise économique et financière. L’auteur annonce même, quelques mois avant la crise boursière d’août 2011, qu’une "nouvelle récession durable est très probable entre 2012 et 2014"   .

Fort de ces constats, Jean-Marc Jancovici revient dans son ouvrage sur les principaux enjeux énergétiques et climatiques, en n’hésitant pas à s’en prendre à un certain nombre d’idées reçues. Contrairement à ce qui est généralement cru en France, le charbon joue toujours un rôle essentiel dans la production énergétique dans un certain nombre de pays, même si cette ressource est peu exportée ; en effet, les pays disposant de plus de réserves (dans l’ordre, les Etats-Unis, la Russie, la Chine et l’Inde) sont également de gros consommateurs d’électricité. Cela justifie d’ailleurs au passage tout l’intérêt que l’on peut porter aux techniques de capture et de séquestration du CO2. L’auteur conteste également l’idée selon laquelle les sociétés fondées sur la prédominance de l’activité tertiaire créeront moins de problèmes énergétiques, puisque l’activité générée ne permet pas de déconnecter les flux matériels de la croissance.

De manière plus surprenante, l’auteur considère l’énergie nucléaire non comme un mal absolu, mais comme une énergie dont la faible teneur carbone s’avère nécessaire pour les prochaines décennies. Si le constat des difficultés liées au développement des énergies solaires et éoliennes ne constitue pas une nouveauté, la justification du nucléaire pour des questions environnementales reste à ce jour minoritaire parmi les groupes écologistes. Le nucléaire n’est certes pas un choix idéal, concède l’auteur, mais compte tenu de la priorité accordée à la décarbonisation, il s’avère sans doute nécessaire à moyen terme. Ainsi, poursuit-il, en dépit de son bilan, la catastrophe de Fukushima ne change pas fondamentalement le problème, dans la mesure où la centrale japonaise avait des standards de sécurité bien inférieurs à ceux de l’Europe. Si la catastrophe disqualifie "certains procédés techniques, certaines règles de sécurité, certains environnements économiques ou institutionnels"   , elle ne peut servir à disqualifier le nucléaire plus qu’une marée noire ou l’explosion d’une usine de chimie ne disqualifieraient le pétrole ou la chimie.

L’auteur retient quatre axes pour une action déterminée, afin d’"incarner la décarbonisation de l’économie dans des projets de terrain qui donneront du sens à nos existences quotidiennes"   : la gestion de la baisse de la quantité de pétrole disponible, la mise en œuvre de la capture et de la séquestration du CO2, la mise en chantier d’un plan massif de rénovation des bâtiments et l’évolution du régime alimentaire (afin qu’il devienne moins riche en produit de l’élevage bovin). L’incitation au changement par la fiscalité selon différentes modalités s’avère une nécessité, mais il convient également d’encourager les acteurs économiques européens à miser sur les technologies d’avenir afin de prendre une avance sur ses concurrents.

Au final, fort de sa participation à la conception du "pacte écologique" de 2007 (sur lequel il revient en détail) et à la conférence de Copenhague de 2009, dont le bilan est certainement moins critiquable que le monde associatif a pu le dire (avec la définition d’un objectif politique, diviser par trois les émissions planétaires d’ici à 2050), l’auteur nous donne un éclairage bienvenu sur un sujet complexe. On appréciera son souci de pédagogie et le soin pris à expliciter les différents termes du débat tout en fournissant des exemples clairs et de nombreux chiffres, ainsi qu’à expliquer les différents indicateurs nécessaires pour appréhender la transition énergétique (bilan carbone, empreinte écologique, analyse du cycle de vie, ECO2 climat, etc.). On mesure bien que certaines propositions seront plus difficiles à faire accepter que d’autres : si les acteurs sont de plus en plus conscients des menaces liées à l’épuisement des ressources, rares sont ceux qui acceptent consciemment d’en payer le prix.

Qu’on lui reproche de ne pas condamner le nucléaire (voire de le faire de manière parfois provocatrice) sur un plan moral ou de remettre en cause les dogmes d’une croissance éternelle, qui n’a pas à se soucier des contraintes liées à l’épuisement des énergies fossiles, son propos pourra porter le flanc à des critiques contradictoires. Cohérent dans ses propos, pessimiste mais pas désespéré, Jean-Marc Jancovici tente de trouver les moyens de mener à bien le travail de décarbonisation de la société ; une vaste tâche qu’il convient de commencer sans attendre si l’on suit son raisonnement