Dans cet ouvrage riche et érudit, Henri Atlan met le concept d'auto-organisation au service d'un projet explicatif très (voire trop) ambitieux.

Auto-organisation et information

Pionnier de l’étude des phénomènes d’auto-organisation, Henri Atlan en propose ici une présentation générale. L’auto-organisation, explique-t-il d’emblée, "(…) est un mécanisme ou un ensemble de mécanismes par lesquels des structures sont produites au niveau global d’un système à partir d’interactions entre ses constituants à un niveau d’intégration inférieur"   . Elle caractérise une forme spécifique d’émergence, marquée par sa complexité. Pour rappel, on parle d’émergence lorsque l’interaction d’un ensemble de "composants" acquiert des propriétés qu’il faut analyser au niveau global (ce qu’on traduit en langage courant en disant que "le tout dépasse la somme des parties"). Les systèmes moléculaires se caractérisent ainsi par un ensemble de propriétés émergentes par rapport aux processus atomiques. On ne peut cependant pour l’auteur parler d’auto-organisation qu’en cas d’émergence "non-triviale" : les molécules ne résultent pas de processus d’auto-organisation des atomes, et forment elles-mêmes des structures homogènes, régulières ; les cristaux sont à l’inverse une bonne illustration de l’auto-organisation de par leur variété et la richesse de leurs structures. L’auto-organisation permet, insiste Atlan, de comprendre comment des structures complexes peuvent apparaître sans relever d’une finalité extérieure.

Le concept d’auto-organisation, rappelle l’auteur, a été développé sous l’influence de la thermodynamique, de ce que Prigogine appelle structures dissipatives   , en lien avec la science de la complexité, en dialogue avec ce qu’on appelle la "deuxième cybernétique". La théorie de l’information est également une ressource essentielle au développement du concept d’auto-organisation qui vise en retour à raffiner celle-ci. Atlan distingue d’emblée et fermement l’information de la signification, terme qui n’est cependant défini dans l’ouvrage que par cette distinction : le propre de l’auto-organisation est pour l’auteur de créer des significations imprévues et surprenantes. Pour ce faire, elle utilise le "bruit" : elle est ainsi possible grâce à une certaine indétermination des niveaux sous-jacents au système considéré,  a lieu sur la base de potentialités non exploitées et recontextualisées à un niveau supérieur, et ne peut advenir dans le cadre de systèmes fermés.

En résumé, "l’étude de la logique et des mécanismes d’auto-organisation est devenue un domaine très actif de la recherche scientifique actuelle"   . A travers elle, l’organisme cesserait d’être un concept transcendantal puisque ce qui fait la spécificité serait saisi en tant que tel par l’auto-organisation. Cette vaste ambition du concept d’auto-organisation constitue selon nous, on y reviendra plus loin, le problème majeur d’un ouvrage par ailleurs très riche.

 

Génomique

L’auto-organisation est appliquée à la biologie depuis les années 90. La génétique classique  (un gène, une protéine, une fonction), explique l’auteur, s’est en effet avérée insuffisante pour rendre compte simplement des fonctions des organismes. La notion de gène est elle-même ambiguë et le gène ne peut pas, comme on a eu tendance à le faire, être considéré comme le programme qu’il ne resterait qu’à exécuter. Les processus de traduction des gènes s’avèrent plus complexes qu’on a pu le penser. Les gènes ne sont pas de simple séquences linéaires d’ADN : un gène peut ainsi relever de séquences distinctes, appelées exons. Dans les mécanismes de traduction, il faut ainsi prendre en compte le rôle actif du reste de la cellule et de l’ensemble du réseau d’interactions au sein de la cellule (envisagé avec le concept de l’interractome). De cette façon, les ARN opèrent elles-mêmes des recombinaisons selon divers paramètres, les modalités d’expression peuvent être modulées par des micro-ARN, tandis que des phénomènes de rétro-expression peuvent également advenir, etc…

La biologie moléculaire, nous dit Atlan, avec l’idée de code génétique, applique indûment un modèle informatique. Elle confond "données" et "programme" en postulant une relation verticale du génome  à l’organisme. Ici, précisément, les données ne sont pas seules source de leur traitement et l’expression des gènes et leur modalité constitue un champ d’étude à part entière. Certes, ces modalités sont elles-mêmes, sur une temporalité plus longue, fruit de la sélection génétique mais pour l’étude de la constitution de l’organisme, celle-ci ne suffit pas car la sélection naturelle joue elle-même sur des systèmes auto-organisateurs. Notons que l’idée d’un passage du programme aux données peut paraître fort puisque l’auteur précise lui-même que la sélection naturelle est ce qui opère "en dernière instance". Qui plus est d’ailleurs, ce changement de conception nous maintient dans une terminologie informatique : une des différences essentielles entre l’ordinateur et l’organisme, comme le souligne d’ailleurs Atlan, est la matérialité spécifique du second, beaucoup moins facilement séparable de ce qui est codé en elle. L’ADN qui n’est pas seulement code ou donnée ; la manière dont il porte l’information est inséparable de ses caractéristiques chimiques, géométriques, etc.

 

Modélisation

L’auto-organisation conduit par ailleurs à reconsidérer le rôle de la modélisation. Avec elle, on passe de modèles explicatifs, qui permettent de démonter et remonter les phénomènes, à des modèles génétiques, qui produisent des conditions de possibilités. La sous-détermination des modèle par les données interdit en effet le plus souvent de procéder par décomposition du processus. Il s’agit désormais plutôt de chercher différents types de modèles permettant de rendre compte de sa structure d’ensemble. De cette façon, une fois encore, la métaphore informatique classique semble à l’auteur impropre à rendre compte des processus à l’œuvre dans la génomique. Le concept de "machine d’état" est mieux adapté aux processus d’auto-organisation : dans une machine d’état, on ne lie pas un paramètre à un autre mais un état du système au suivant.

Le sens à donner au modèle et à la modélisation en science de la vie est donc bel et bien remis en cause par une telle façon de procéder, puisqu’il n’y a plus d’identification ontologique possible des paramètres du modèle à des moments du système modélisé. De la même façon, note Atlan, le dogme sur lequel biologie et médecine sont fondées lorsqu’elles essayent, comme la physique, de s’appuyer sur des phénomènes parfaitement reproductibles, des normes fixes   , est ébranlé car chaque système auto-organisateur, donc, chaque organisme, est susceptible de générer ses propres normes et ses propres équilibres

Intentionnalité et monisme

Atlan caractérise plusieurs formes d’auto-organisation : celle-ci peut-être simplement structurelle, mais peut aussi faire émerger de véritables fonctions (on parle alors d’auto-organisation fonctionnelle). Cette dernière peut à son tour être envisagée à différents niveaux.  On distingue ainsi une forme d’auto-organisation fonctionnelle faible, pour laquelle les fonctions émergentes sont en quelque sortes prédéfinies, assujetties à des finalités que le système ne suscite pas (Atlan donne comme exemple les systèmes de perception artificielle qui procèdent de l’exposition du dispositif à des échantillons, mais de telle façon que cette exposition est elle-même pré-programmée pour qu’au sein du système émerge une capacité perceptive)   . On distingue également une auto-organisation au sens fort, caractérisée par l’apparition de buts non programmés, émergents. La dimension intentionnelle, enfin, relève d’une auto-organisation « encore plus forte », et intègre des mécanismes d’auto-observation qui permettent la finalisation de comportement ayant lieu pour la première fois par hasard et reproduits par la suite par l’organisme selon un mécanisme qu’Atlan détaille.

Le "syllogisme de l’action", note Atlan, mobilise une logique spécifique : une action A produit un premier effet B qui lui-même produit un effet C qui est la vraie finalité de l’action. Ainsi, le sens de la causalité est ambigu : du point de vue de l’action, B est produit parce que l’agent veut C, mais du point de vue de son déroulement interne, elle se produit en ce que B cause C. Selon Atlan, la relation causale associant B et C se produit d’abord fortuitement, mais est stockée par le cerveau et réactivée par une forme d’inversion causale : ainsi, "Un projet sur l'avenir ne serait que le résultat du retournement d'un effet en cause dans la représentation"   .

Atlan entend plus globalement ancrer son modèle de l’intentionnalité considérée comme forme particulièrement forte d’auto-organisation dans une ontologie spinoziste, ainsi outillée pour résoudre le problème classique corps-esprit ; comme chez Spinoza corps et esprit correspondent ici à deux niveaux de description, chacun s’appliquant à un niveau d’organisation différent.

 

Auto-organisation et organisme

Malgré l’indéniable richesse de l’ouvrage, celui-ci nous semble pêcher par un excès ambition. Atlan veut expliquer tant de choses par l’auto-organisation qu’il applique aussi bien à la poésie, qu’à l’étude du vivant ou des systèmes physiques, sans insister assez, à notre sens, sur les caractéristiques de ces différents domaines. Comme le souligne très finement Jean Zin dans sa recension de l’ouvrage (recension passionnante, qui mérite d’être lue avec beaucoup d’attention   ), les "conditions externes" de l’auto-organisation, et ses systèmes ou processus régulateurs sont sans doute trop peu évoquées par l’auteur (qui admet pourtant bien leur primauté puisqu’en dernière instance "l'auto-organisation est un phénomène sous contrainte"   ). Il semble pourtant difficile de penser que, sauf à ses niveaux les plus rudimentaires, celle-ci puisse être comprise indépendamment de paramètres régulateurs (par exemple environnementaux) qui manifestent les contraintes selon lesquelles elle a lieu. Certes, cette dimension - disons toujours déjà située - de l’auto-organisation n’est pas le propos principal de l’ouvrage, mais elle nous paraît importance à souligner lorsqu’on entend rendre compte de phénomènes comme l’intentionnalité.

La question de l’organisme comme "totalité" ne semble pas ainsi, comme l’auteur semble l’entendre, se laisser si facilement "dé-transcendantaliser" par l’idée d’auto-organisation. Peut-on vraiment, dans le cas d’un organisme, considérer l’auto-organisation indépendamment du caractère total, et les fonctions émergentes indépendamment de leur articulation au sein de cette totalité relativement à laquelle elles prennent sens ? D’un point de vue philosophique, en effet (et non biologique), on ne comprend plus ce qui distingue l’organisme d’autres structures auto-organisées si on le prive de ce caractère total – qui est précisément un transcendantal qu’il faut poser -  à partir duquel les fonctions émergentes peuvent précisément être caractérisées comme fonctions.

 

Auto-organisation et conscience

Le spinozisme d’Atlan n’est pas non plus sans difficultés.

D’un point de vue interne, tout d’abord. Comme le souligne également Jean Zin dans sa critique de l’ouvrage,  la vie se caractérise par la capacité de "retenir l’information" de "plisser le temps", en d’autres termes par la mémoire (au sens générique, de la cumulation de l’apprentissage, etc.), et la conscience, en particulier, dans sa dimension intentionnelle, semble difficilement appréhendable hors de cette dimension   (ce qui, à la suite de Bergson, traverse une bonne partie de la philosophie du XXe siècle).

De quelle intentionnalité, d’ailleurs, est-il question ici ? Le modèle présenté paraît en tout cas un peu unilatéral pour qualifier un phénomène aussi complexe et différentié. On peut rappeler a contrario que pour Husserl, précisément, l’intentionnalité est  plurielle : Husserl, notons-le, envisage un véritable système d'intentionnalités enchevêtrées, système plastique structuré plutôt qu'organisé – au sein duquel chaque "boucle intentionnelle" doit être intégrée et ne peut être proprement appréhendée qu’à partir de celui-ci, suivant, là encore, un ordre de finalité défini par lui (c’est là le sens de l’idéalisme transcendantal husserlien).

Plus largement encore, on peut louer la recherche d’un horizon de commensuration entre description intentionnelle et description physicaliste sans penser que cette commensuration doive être posée d’emblée sous la forme spinoziste d’une mise en correspondance d’"attributs". Quel est d’ailleurs le gain scientifique et philosophique d’une telle assimilation ontologique, qui, cherchant à distinguer des modalités discursives, les lie du même mouvement au sein d’une même substance   ? On peut ici mettre la démarche spinoziste d’Atlan en miroir avec le projet de neurophénoménologie de Varela, qui pour sa part vise plus simplement à une meilleure orientation au sein de ces deux modes discursifs sans tenter de les enraciner a priori dans un fond commun. Ainsi, Varela utilise les résultats des sciences cognitives et de la neurobiologie pour orienter ou rectifier le flair phénoménologique en l’aidant à désenchevêtrer ses objets, et réciproquement, utilise la phénoménologie pour constituer pour les sciences cognitives des objets qu’elle l’invite à son tour à étudier, tandis qu’Atlan semble vouloir les dépasser tous deux – au risque, nous semble-t-il, de les perdre.

L’ouvrage, en résumé, est riche de toute l’érudition et la finesse qu’on peut attendre d’un scientifique de la stature d’Henri Atlan. Tout à l’enthousiasme de démontrer le potentiel du concept qu’il développe, il tend cependant parfois, aux yeux du philosophe qui le lit, à aller trop loin et trop vite – et à considérer un très fécond domaine de la recherche contemporaine comme une clef de l’être même