La brillante synthèse d’une histoire complexe. Indispensable pour comprendre les enjeux de l’Autriche actuelle.
A l’été 2011, l’Autriche a de nouveau vu son passé ressurgir, et cette fois-ci, soulagement, ce n’était pas en raison de sa participation aux horreurs nazies. L’héritier de la dynastie des Habsbourg, l’archiduc Otto de Habsbourg-Lorraine, décédé le 4 juillet, a été enterré une douzaine de jours plus tard avec des obsèques nationales, son cœur étant symboliquement transporté pour reposer à jamais en Hongrie. L’Empire austro-hongrois ressuscitait le temps d’une cérémonie, bien entendu retransmise en direct à la télévision nationale. Les Habsbourg, dont la dynastie s’est développée dès le XIIIème siècle, ont profondément marqué l’histoire du pays. A la fin de la Première Guerre mondiale, seule la dynastie des Habsbourg fut effacée de l’histoire lorsque la république de " l’Autriche allemande " fut créée. Depuis cette date, l’Autriche n’est plus que la tête hypertrophiée d’un corps sans membres. Dans son Histoire de l’Autriche en six chapitres, enfin traduite en français, l’historien états-unien Steven Beller aborde cette période mais aussi l’avant et l’après-Habsbourg, nous donnant ainsi les clefs pour mieux comprendre ce pays.
Des mariages mais aussi des batailles
Beller réussit le tour de force d’aborder une histoire aussi riche que complexe avec un texte certes assez dense – un peu plus de 300 pages pour 2000 ans –, mais qui demeure très lisible pour un large public. Ainsi, bien que ce ne soit qu’en 996 que le terme ‘Ostarrichi’ apparaisse, avec constitution de " l’embryon territorial de la future Autriche " , l’auteur mentionne tout de même, dans un premier chapitre intitulé " La marche orientale jusqu’en 1439 ", le passé romain de l’Autriche, marqué par exemple par le développement de la viticulture. La période médiévale n’est bien sûr pas abordée en détails mais les périodes les plus significatives sont traitées, comme l’arrestation et l’incarcération par Léopold V de Babenberg, alors Duc d’Autriche, de Richard Ier d’Angleterre (dit Cœur de Lion) à son retour de la Troisième croisade, en 1192, à Dürnstein (les ruines du château où il fut reclus se visitent encore !). Ce conflit entre les deux souverains serait né lors de rivalités au siège d’Acre (1191). Le Duc d’Autriche, fut excommunié pour cet acte mais l’énorme rançon qu’il obtint pour la libération du croisé anglais lui permit de " financer la route de Vienne jusqu’en Styrie, la construction de murailles autour des nombreuses villes et la création d’une nouvelle monnaie. " . La Styrie fut alors annexée, avec quelques richesses naturelles d’importance, comme la mine de fer de l’Erzberg. Léopold devînt Duc d’Autriche et de Styrie jusqu’à ce que, à sa mort en 1194, ses fils se partagent les deux provinces.
L’histoire de l’Autriche est souvent caricaturée par cette phrase que Beller cite à son tour " Laisse les autres faire la guerre et toi, heureuse Autriche, marie-toi / Ce que Mars donne aux autres, Vénus t’en fera cadeau. " . En effet, c’est souvent par filiation ou par accord matrimonial que le territoire sous domination des Habsbourg s’étend, notamment sous le règne de Maximilien, Empereur des Romains de 1493 à 1519. Est-ce cette caractéristique, pourtant partagée par bien d’autres dynasties en Europe, qui fait écrire à l’historien que l’Autriche est " l’un des pays les plus pacifiques " ? Son Histoire de l’Autriche ne manque pourtant pas de batailles et massacres qui ont durablement influencé les mentalités contemporaines.
Lors des dernières élections régionales, le parti d’extrême-droite avait par exemple largement fait référence aux guerres contre les Turcs (comme le rappelle cet article). Beller aborde ces événements en les contextualisant, commençant par l’avancée des Turcs vers Vienne en 1523 . Pour pouvoir disposer d’un régiment impérial, Charles Quint (également appelé Charles de Habsbourg, archiduc d’Autriche et prince des Espagnes) fut contraint de s’adresser à la diète de Nuremberg et d’abandonner de ce fait le Wurtemberg. Cependant, là encore, après la cuisante défaite de l’armée hongroise en 1526 par les Turcs, causant la mort du roi Louis II Jagellon, c’est " en vertu des dispositions du mariage dynastique de 1515 ", que Ferdinand Ier, successeur de Charles Quint à la tête de l’Empire romain-germanique, héritait dès lors des couronnes de Bohême et de Hongrie . Évoquant de nouvelles attaques turques, en 1529 et 1532, lorsque Soliman le Magnifique assiège Vienne, Beller note avec intérêt que " la permanence de la menace turque servit la cause protestante " puisque l’empereur fut contraint d’inclure des soldats protestants dans son armée.
L’auteur identifie un triple fondement de la monarchie des Habsbourg autour des trois pôles que sont la dynastie, l’Église et l’aristocratie. En même temps, il repère la naissance d’une tradition " crypto-protestante " qui, " en perdurant jusqu’à l’époque moderne dans la religion populaire comme à des niveaux plus élevés de culture, passa pour expliquer la méfiance, chez les Autrichiens et les Viennois, envers toute possibilité d’accord entre les apparences extérieures et la réalité intérieure, entre le conformisme de façade et les convictions privées " . Beller est assez critique, sans doute avec raison, sur le rôle historique de l’Église catholique. Il explique par exemple que c’est à cause du pouvoir des catholiques dans l’Empire qu’à l’époque des Lumières " l’Europe des Habsbourg était écartée de "l’ère de la raison" " (p. 74). Il est vrai qu’on assiste sous les Habsbourg au développement rapide de cultes chrétiens relevant parfois de la bigoterie, comme la procession de Fronleichnam (Corpus Christi), encore très en vogue aujourd’hui (c’est d’ailleurs encore un jour férié ).
Le complexe de la sphère d’influence… perdue
On peut considérer que sur une période de 300 ans allant de Frédéric III en 1440 à Marie-Thérèse en 1740, les Habsbourg régnèrent selon un principe monarchique de droit divin. C’est en effet depuis le XVème siècle qu’on associe l’Autriche à l’AEIOU, " Alles Erdreich ist Österreich Unterthan " ou " Austriae Est Imperare Orbi Universo " (il appartient à l’Autriche de diriger le monde). Aujourd’hui encore, l’encyclopédie en ligne sur l’Autriche, financée par le gouvernement autrichien, a pour site www.aeiou.at mais l’Autriche a perdu de sa superbe. Dans les trois chapitres consacrés au règne des Habsbourg (" AEIOU 1493-1740 ", " Contrer les réformes 1740-1866 " et " L’Empire en sursis 1866-1918 "), Beller insiste sur les déplacements de frontières. Ainsi rappelle-t-il que Mozart n’est pas à proprement parler autrichien, dans la mesure où il est né en 1756 à Salzbourg lorsque la ville n’appartenait pas aux Habsbourg (même s’il s’installe à Vienne en 1780). C’est encore à cette époque par un jeu d’alliances entre familles royales que le pays étend son influence, ce qui concernait bien sûr au premier chef les relations franco-autrichiennes : Léopold II qui règne sur l’Autriche de 1790 à 1792 n’était autre que le frère de Marie-Antoinette (reine de France surnommée " l’Autrichienne ") et Napoléon Ier, qui mit l’Europe à feu et à sang, épousait le 11 mars 1810 Marie-Louise, la petite nièce de Marie-Antoinette.
C’est après la victoire de Napoléon à Wagram que le traité de Schönbrunn signé le 14 octobre 1809 " réduisit l’Autriche à une puissance moyenne et, pour ainsi dire, satellite de la France, (...) une sorte de torse sans membres. " . Pour autant, l’Autriche était alors encore capable de se développer, notamment grâce aux financiers juifs comme Salomon de Rothschild (1774-1855) qui soutint le développement du chemin de fer à vapeur avec la Kaiser-Ferdinand-Nordbahn (dont l’un des terminus était la fonderie Rothschild à Vitkovice !). Dans le domaine de l’éducation, les autorités viennoises avaient déjà su tirer profit de la dissolution par le pape Clément XIV, en 1773, de l’ordre des Jésuites. Beller explique : " Les autorités Habsbourg confisquèrent les biens des Jésuites et consacrèrent le produit de leur vente à l’établissement, en 1774, d’un système éducatif universel. " . C’est un des traits marquants du XIXème siècle et on lit une centaine de pages plus loin : " En 1900, l’Autriche-Hongrie disposait de l’un des systèmes éducatifs les plus élaborés d’Europe, ce qui explique, au moins en partie, les succès intellectuels du pays et son bilan économique. " . Dans ce contexte, Beller propose une interprétation originale du mouvement de la Sécession, dont il retient l’effet unificateur : " La Sécession viennoise reposa d’abord sur l’idée que l’Art nouveau était au-dessus de tout particularisme national. " .
Cependant, malgré cette influence artistique, l’empire était en sursis. D’importantes migrations intérieures accroissaient les disparités ethniques et linguistiques, ce qui eut pour effet de favoriser la montée des nationalismes. Au-delà de l’irrédentisme italien, Vienne allait être confrontée à la Guerre des cochons avec la Serbie (1906-1910), puis, juste avant la Première Guerre mondiale, avec l’Albanie. Comme chacun sait, l’Autriche sort définitivement amputée de bon nombre de ses territoires en 1918. Là-encore, Beller insiste sur des épisodes moins connus et pourtant décisifs, comme la création en octobre 1918 de " l’Autriche allemande ", proclamée le 12 novembre et qui perdura jusqu’au 21 octobre 1919. C’est à cette époque que le terme " Anschluss " prend le sens qu’on lui connaîtra vingt ans plus tard : l’Autriche demande son intégration à la République allemande mais, comme le note l’auteur " Sur près de 10,5 millions d’Autrichiens allemands que revendiquait le gouvernement de Vienne, à peine plus de 6,5 résidaient en Autriche allemande ; les autres, soit près de 4 millions, se retrouvaient donc dans des États non allemands. " . Suite au refus des Alliés, c’est pour la première fois une " République d’Autriche " qui fut instaurée.
Un antisémitisme traditionnel ?
Il est bien sûr osé de prétendre distinguer des tendances de fond dans la longue durée mais le livre de Beller laisse entendre que l’antisémitisme serait presque une constante de l’histoire autrichienne. Le règne des Habsbourg est selon lui accompagné d’un mélange d’obscurantisme et de xénophobie qui prend parfois les traits de l’antisémitisme. L’historien relate d’abord " [qu’]en 1670, Léopold Ier chassa la communauté juive de Vienne, en partie à la demande des marchands de la ville, en partie aussi pour satisfaire au zèle catholique de son épouse espagnole. " . Cependant, Léopold Ier restait dépendant du financier Samuel Oppenheimer (1630-1703), banquier et entrepreneur militaire. Comme l’écrit Beller, " c’était donc à un Juif, résident dans une ville dont les Juifs avaient été expulsés, qu’on devait dans de vastes proportions l’entretien de la guerre qui sauva la chrétienté des Turcs infidèles. " .
Pourtant, avec les Familiantengesetze de 1729 "il s’agissait de stopper le développement de la population juive en ne permettant qu’au fils aîné d’une famille juive de se marier." . L’auteur rappelle également que "Christian Wolff, père des Lumières allemandes, né en Silésie, avait été contraint de s’exiler, le gouvernement des Habsbourg s’opposant activement à l’esprit des Lumières." . Bien des lecteurs qui ne sont pas spécialistes de la période s’étonneront de lire quelques paragraphes sur Marie-Thérèse d’Autriche , et son " antisémitisme viscéral " . C’est en effet elle qui ordonne l’expulsion des Juifs de Prague, puis de toute la Bohême, et l’historien d’ajouter cette citation de l’archiduchesse souveraine "je ne connais pas de pire fléau que cette race, qui à force de tromperie, d’usure et de thésaurisation réduit mes sujets à la mendicité."
Les périodes de tolérance trouvent à peine grâce aux yeux de l’auteur qui note que " [l]es Édits de tolérance sur les Juifs (promulgués en 1781 pour la Bohême, en 1782 pour la Moravie, en 1783 pour la Hongrie, en 1789 pour la Galicie) furent de moins grande envergure [que les édits concernant les protestants ou les orthodoxes] " . A coté de l’antisémitisme chrétien, c’est l’association entre libéralisme et judaïté qui nourrit le ressentiment. Les Juifs étaient presque trop en phase avec la vie moderne par rapport aux catholiques et Beller explique, parmi d’autres données statistiques que " plus que quiconque, ils accordaient une importance capitale à l’éducation. Environ un tiers des élèves des lycées viennois (Gymnasien) étaient juifs. " . Ces propos sur l’origine de l’antisémitisme, motivés par une forme de jalousie, sont ici à rapprocher des récents travaux de Götz Aly, tels qu’ils furent exposés ici .
C’est au début du XXe siècle que l’antisémitisme devient officiel, avec le regroupement des nationalistes allemands antisémites en tant que " Chrétiens unifiés ", menés par Karl Lueger, " le plus grand démagogue de l’histoire de l’Autriche " . Lueger remporte les élections à Vienne en 1895, avec le Parti social-chrétien et si François-Joseph refuse d’abord de le nommer maire (ce dont Freud se félicite), il prend tout de même le contrôle de la ville en 1897, ce qui amène Theodor Herzl à poser les bases du sionisme . Lorsqu’un certain Adolf H. réside à Vienne dans l’espoir de s’inscrire aux Beaux-Arts, ce dernier tombe en admiration devant le maire (Hitler passe toute l’année 1908 à Vienne).
L’Autriche et son puissant voisin
Beller insiste souvent sur les délicates relations entre l’Autriche et l’Allemagne, avant même l’unification allemande de 1871. En 1848 par exemple, la révolution viennoise était autrichienne mais aussi allemande. L’auteur rappelle qu’à Vienne, " le 1er avril, on hissa le drapeau tricolore allemand au clocher de Saint-Etienne [et le lendemain au sommet de la Hofburg]. " . C’est à la fin de cette année mouvementée, le 2 décembre, que François-Joseph prend en main les destinées de l’Empire, et ce jusqu’en 1916 (pendant presque 68 ans). Moins de vingt ans plus tard, en 1866, l’Autriche sort laminée du conflit avec la Prusse. On lit, " l’année 1866 mettait un terme au projet des Habsbourg de transformer leur agglomération dynastique en un état unitaire susceptible de concurrencer les autres grands États européens. Après cette date l’Autriche ne regagna jamais la crédibilité d’une puissance de premier ordre sinon pour la façade diplomatique. " . Beller considère alors que l’Empire était en sursis, même si d’importantes décisions allaient être prises après le compromis de 1867 (l’Ausgleich), les lois fondamentales assurant par exemple l’égalité des citoyens sans distinction de confession religieuse, ce qui représentait une émancipation pour les Juifs.
Le rapprochement avec l’Allemagne était volontaire et parfois discret, comme lorsque le chancelier Johann Schober tentait en 1931 une union douanière avec l’Allemagne, " préparant le terrain à une annexion " . La période de l’État corporatiste (Ständestaat, 1934-1938) est analysée de façon concise mais très juste. Otto Habsbourg, par exemple, et avec lui une bonne partie de la classe politique autrichienne, a toujours considéré que ces années plaçaient l’Autriche dans le camp de l’opposition à l’Allemagne, le pays devenant en 1938 la première victime du nazisme. Le gouvernement était cependant déjà de type fasciste en 1934 et l’emblème de la croix potencée, n’était, comme le montre Beller, que la " réponse clérico-fasciste de l’Autriche à la svastika nazie " . Enfin, tenant à rompre définitivement avec cette vision victimaire, Beller rappelle que lorsque le chancelier Schussnigg démissionne, le 11 mars 1938, c’est pour ne pas qu’il y ait de " sang allemand " versé et en définitive, " avant même que le premier soldat allemand ait franchi la frontière, l’Autriche était aux mains des nazis. "
Concernant la période de la guerre, là-encore, Beller adopte une position très juste qui risque de faire grincer des dents en Autriche puisqu’il cite Simon Wiesenthal qui estimait que les nazis autrichiens étaient responsables de la mort de 3 millions de Juifs et qu’ils ont eu " une présence et un rôle disproportionnés dans la mise en œuvre de la solution finale " . Pour mémoire, alors que les Autrichiens représentaient 8% de la population du Reich, ils constituaient 14% des SS, 40% du personnel des camps d’extermination… et 70% des services responsables de la logistique de la solution finale sous la direction d’Eichmann (David Art, The Politics of the Nazi Past in Germany and Austria, 2005, Cambridge University Press, p. 43))).
Comprendre le présent…
C’est au terme de cette histoire que l’auteur considère que l’Autriche de la Deuxième République (depuis 1945) ressemble " moins à une démocratie parlementaire qu’à une entreprise bien gérée " , une entreprise qui se serait développée en évitant toute introspection, assurant sa cohésion par une manipulation du passé. Beller rappelle comment, dans les années d’après-guerre, les anciens nazis étaient mieux traités que les Juifs qui souhaitaient rentrer au pays après des années d’exil ou de déportation.
A Salzbourg, en 1948, 40% de la population demeurait favorable au " national-socialisme " et " l’Union des indépendants ", fondée l’année suivante, allait rassembler des anciens nazis et des libéraux nationalistes. Le parti qui émergea fut celui de Jörg Haider, s’alliant au gré des poids politiques et selon une logique comptable, comme dans une entreprise, avec les deux principaux partis, les sociaux-démocrates en Carinthie et les conservateurs au niveau fédéral, de 2000 à 2006.
Agrémenté de quelques cartes et d’un index des noms très complet, ce livre est à mettre entre toutes les mains. Sa lecture permet facilement de recontextualiser des événements de l’actualité et cette Histoire de l’Autriche permet par exemple aussi bien de relativiser sérieusement le concert d’éloges qui a accompagné le décès d’Otto Habsbourg… que de comprendre, aujourd’hui l’inquiétante ascension de l’extrême-droite dans ce pays.