Dans une analyse sémio-psychanalytique très audacieuse, Simon Harel nous entraîne dans les contrées effrayantes et inattendues de la méchanceté littéraire.

“Toute méchanceté a sa source dans la faiblesse” (Sénèque, La Vie heureuse). Attention ! Ceci n’est pas un thriller et pourtant la première couverture de l’ouvrage se prête à un roman à la Thomas Harris   . Le leurre est bluffant et le pari est risqué mais fort réussi : le rouge et le noir s’élancent dans une danse vertigineuse au milieu d’un espace glauque, seule la lame fine d’une guillotine, à la tonalité sanglante et suspendue dans cette inquiétante obscurité, illumine la cavité de la couverture. L’intrigue se perce profondément avec des leviers et des ressorts qui apparaissent aux pieds de l’échafaud faisant penser à ceux d’une machine à écrire qui n’est en fin de compte, comme le trace le pinceau de Boris Chukhovich   , qu’une machine à tuer.

L’écriture n’aurait-elle pas finalement la fonction d’une guillotine par laquelle les mots s’abattraient sur la tête d’“autrui” comme une pluie de hallebardes ? Dans ce sens, pourrions-nous nous interroger vraiment sur l’“innocence” du verbe puisqu’il ne laisse pas insensible ? C’est le gage de la réflexion de Simon Harel qui tente à travers cet essai “cruel” de décortiquer le ton des mots violents avec lesquels les écrivains méchants riment.

Psychanalyste et professeur titulaire au département d’études littéraires de l’UQAM, Simon Harel   s’inscrit dans la lignée de la pensée intellectuelle critique, il développe le concept de “braconnages identitaires”   , une théorie qui soulève le rapport identitaire entre le soi (le monde de l’auteur) et l’autre, soulignant que la notion de “braconner, c’est savoir que l’autre a un territoire et que nous n’en avons pas”   .

Avec Attention écrivains méchants, Simon Harel met, encore une fois, les auteurs sur le divan du psychanalyste, mais ne s’arrête pas sur ce seuil ; bien au contraire, il prend position et se fait le juge d'œuvres littéraires apparemment destructrices. D’ailleurs, dans l’avant-garde, il se confesse auprès du lecteur et se qualifie même de “méchant littéraire” ; mais, à la différence des autres auteurs "méchants", sa violence est purement littéraire et n’appartient pas au fait social. De quel "réel" parle-t-il ? Et en quoi le "réel" vécu des auteurs anime en eux la méchanceté ? Pourquoi leur méchanceté dérange ? Enfin, à quel discours Simon Harel prétend-il dans cet ouvrage ?

Si le terme “bon” fait référence à un certain accord avec autrui, voire une certaine complicité, la notion de “méchant” annonce-t-elle un désaccord ou une rupture avec l’autre ? Les termes “bon” et “méchant” sont des jugements de valeur que nous avons tendance à attribuer à l’autre selon un contexte dans lequel nous avons été amenés à museler notre vision par la subjectivation. En ce sens la méchanceté ne serait qu’une “notion fugitive dont l’apparition varie au gré des circonstances”   .

Simon Harel définit le “méchant” comme une personne qui a du caractère, mais aussi qui a du cœur, de l’esprit et de la sensibilité. Une personne méchante est également une personne courageuse et déterminée. Elle a de l’énergie et de la volonté, elle est ferme et tenace. Le méchant est un être qui n’est pas effacé ni faible car il se maintient en position verticale, il est debout face à l’autre et se fait entendre. Simon Harel le dit bien, le méchant est une personne qui existe à part entière, il a une forte personnalité.

Suivant cette logique, l’écrivain méchant va s’affirmer par l’arme du langage en adoptant une attitude zélée par rapport à une situation donnée. Mais son attitude risque d’être interprétée par les autres comme une expression de vanité, voire de narcissisme. Dans l’illustration du portrait de l’écrivain méchant (Tolstoï, Volodine, Cholokhov, Dantec, Houellebecq, Chatwin, Doubrovsky, Naipaul, Baudelaire, Lautréamont, Céline, Aragon, Leiris, Angot, Kafka), Simon Harel use à son tour de l’art de la parole pour faire le diagnostic du méchant et propose une panoplie de termes à effet de sens ample pour le désigner.

Aux yeux de l’auteur, l’œuvre des écrivains méchants ressemble à une écriture venimeuse. Cette écriture est vive et ironique, c’est une rhétorique tumultueuse, un dévergondage littéraire, voire un énorme champ ou une vaste clinique d’endurcissement, car elle traduit une détestation, une violence, une rage, une irritation, un emportement, une obscénité, une colère, une outrecuidance des écrivains méchants. Et parce que le réel est “arbitraire” et “imprévisible” et que les écrivains méchants n’ont pas de prise sur la réalité, leur œuvre “prétend nous informer et non pas nous distraire de la réalité”   .

Kafka dans La Colonie pénitentiaire fait une double dénonciation de la sphère carcérale et militaire. Il la représente comme une technique inhumaine qui donne une vision fataliste à travers laquelle la pulsion de pouvoir est mise en jeu. Tout devient inhumain : “Le voyageur semblait n’avoir donné suite que par politesse à l’invitation du commandant, qui l’avait convié à assister à l’exécution d’un soldat condamné pour indiscipline et offense à son supérieur. L’intérêt suscité par cette exécution n’était d’ailleurs sans doute pas très vif dans la colonie pénitentiaire. Du moins n’y avait-il là, dans ce vallon abrupt et sablonneux cerné de pentes dénudées, outre l’officier et le voyageur, que le condamné, un homme abruti et mafflu, cheveu hirsute et face à l’avenant, et un soldat tenant la lourde chaîne où aboutissaient les petites chaînes qui l’enserraient aux chevilles, aux poignets et au cou, et qui étaient encore reliées entre elles par d’autres chaînes. Au reste, le condamné avait un tel air de chien docile qu’apparemment on aurait pu le laisser librement divaguer sur ces pentes, quitte à le siffler au moment de passer à l’exécution.”

L’écrivain va même user de l’autofiction et faire de l’écriture un “espace où la duplicité est de mise et cette duplicité, qui est une forme reconnue de tromperie, permettrait, c’est là le paradoxe, de dire le réel de son intégrité”   . Ainsi dans L’Inceste, Christine Angot crée l’ambiguïté entre la “personne qui signe et le personnage (de son livre)”   , un texte qui a donné lieu à des polémiques dans la presse : “Toujours m’appuyer sur des choses annexes, faire des rapprochements, depuis que j’écris, il y a toujours eu d’autres voix, d’autres textes, d’autres choses, un autre angle sous lequel j’essaie de me montrer. Moi et autre chose, toujours. Il faut que je compte sur moi maintenant, le plus proche, le plus réel, pas grand-chose, avec l’inceste je ne peux pas me sentir grand-chose, le corps, la vie, le lieu où je vis, la comédie que je me joue, dans mes angoisses, mes crises de larmes, mes coups de fil, mon intelligence, etc., toutes mes limites, être juste sur ma limite, m’appuyer dessus […]. Que tout le monde voit ma nullité, mon rien, mon minimum d’être humain, le tout petit écrivain que je suis.”

Et que dire de la rage de Céline dans son Voyage au bout de la nuit, qui avec un style surprenant et effrayant affiche l’absurdité du monde à travers son personnage Ferdinand Bardamu, soldat engagé dans la Première Guerre mondiale, il va même jusqu’à qualifier sa révélation comme un “abattoir international en folie”, dénonçant une société qui abrutit et humilie l’homme : “Ce monde n’est je vous l’assure qu’une immense entreprise à se foutre du monde ! Vous êtes jeune. Que ces minutes sagaces vous comptent pour des années ! Écoutez-moi bien, camarade, et ne le laissez plus passer sans bien vous pénétrer de son importance, ce signe capital dont resplendissent toutes les hypocrisies meurtrières de notre société : ‘L’attendrissement sur le sort, sur la condition du miteux...’ Je vous le dis, petits bonshommes, couillons de la vie, battus, rançonnés, transpirants de toujours, je vous préviens, quand les grands de ce monde se mettent à vous aimer, c’est qu’ils vont vous tourner en saucissons de bataille… C’est le signe… Il est infaillible. C’est par l’affection que ça commence.”

Et de Houellebecq qui avec Plateforme déballe l’exaltation du principe masculin et expose la misère sexuelle : “Il est impossible de faire l’amour sans un certain abandon, sans l’acceptation au moins temporaire d’un certain état de dépendance et de faiblesse. L’exaltation sentimentale et l’obsession sexuelle ont la même origine, toutes deux procèdent d’un oubli partiel de soi ; ce n’est pas un domaine dans lequel on puisse se réaliser sans se perdre. Nous sommes devenus froids, rationnels, extrêmement conscients de notre existence individuelle et de nos droits.”

Ainsi, à travers son écriture, l’écrivain méchant crée des scénarios traumatiques par l’arme de la parole : le verbe ou le mot devient un outil, un geste de cruauté pour crier, pour invectiver l’autre, le voir souffrir et le pousser dans ses derniers retranchements. La parole devient ainsi une tactique guerrière qui octroie à l’écrivain méchant un pouvoir dévastateur, charge sa pulsion agressive et révèle son affect violent. En réalité, les écrivains méchants “tentent de débusquer ce qui, dans le réel, échappe à l’ordre et à la régularité de la parole”   . C’est la raison pour laquelle leur discours devient excessif dévoilant ainsi le mal qui est en eux. Harel insiste : l’écrivain méchant se met en état de guerre. Il va user d’un abus de mots et devient un manipulateur de la parole et un adepte de combats littéraires, il veut que ses mots soient un bruit de détonation, et sa pensée comprise comme une vision d’un nihiliste voire même celui d’un révisionniste.

En fait, la méchanceté littéraire traduit une souffrance de l’écrivain car elle lui fait cracher son malaise dans une société qui l’exclut ou le met en marge. Face à cette réalité que l’écrivain considère comme “impure, touffue et dissonante”   , il va se révolter contre et devient selon les propos de Simon Harel un “dénégateur d’existence” et son déni va se manifester par un refus d’“appartenance à une communauté protectrice”   .

Enfin, l’écriture de la méchanceté souligne bien le “ratage de rencontre avec autrui”   , voire avec le corps fort (Dieu, loi, riches, gouverneurs). Simon Harel fait-il “valoir la loi du plus fort” ?   . C’est probable mais dans ce cas cela signifie-t-il que l’écrivain ne doit pas franchir les frontières de la communauté protectrice ? À quel rôle doit-il s’identifier ? Quel serait le rôle de l’intellectuel si ce n’est de “se mêler de ce qui ne le regarde pas” ?   . Attention écrivains méchants est un essai dur et poignant, à lire attentivement et avec précaution : à vous de juger