Une série d’entretiens menés par Pierre Assouline, qui convoque historiens et témoins pour évoquer la figure de Winston Churchill, par des chemins de traverses parfois surprenants, mais toujours instructifs.

En 1949, Isaiah Berlin rendait compte de la publication du premier volume des Mémoires de guerre de Winston Churchill. La critique s’achevait sur un dithyrambe, où il saluait "un homme plus ample que la vie, composé d’éléments plus grands et plus simples que les hommes ordinaires, une figure historique gigantesque tout au long de sa vie, audacieux, fort et imaginatif de façon surhumaine, un des deux plus grands hommes que son pays ait produit, un orateur aux pouvoirs prodigieux, le sauveur de son pays, un héros mythique qui appartient à la légende autant qu’à la réalité, le plus grand être humain de notre temps". Quatre années s’écoulèrent, et Isaiah Berlin prononça à la London School of Economics une conférence intitulée Historical Inevitability, où il dénonçait, entre autres, "les théories selon lesquelles les vies de peuples et de sociétés entiers avaient été influencées de façon décisive par des individus exceptionnels". Elles revenaient pour lui à une forme de déterminisme aussi condamnable que le scientisme en histoire. Entre les deux, un océan de débats sur le rôle de l’individu dans l’Histoire, qui n’a pas concerné uniquement la Grande-Bretagne. L’interrogation ne porte donc plus sur l’essence charismatique du chef politique, mais sur la manière dont une personnalité rencontre un contexte et s’y déploie sur de telles harmonies qu’elle en vient à symboliser une époque entière. Les jeux de résonances et de concordances importent davantage, et là réside tout l’intérêt de l’ouvrage coordonné par Pierre Assouline : il ouvre en écrivant de Churchill qu’il fut "des gens ordinaires en une époque qui ne l’était pas"   . Le livre n’a donc rien d’une biographie, déjà fort bien exécutée par ailleurs   . Ce n’est pas le nom propre qui importe ici, mais bien le nom commun ; la recherche plus que Winston. Par touches impressionnistes apposées en cinq entretiens, diffusés pour le programme "Les Grandes Traversées" de France Culture du 26 au 30 juillet 2010, se trouve brossé le portrait d’une figure bien connue, mais troublée par sa propre notoriété, comme si l’épaisseur de sa vie se réduisait à l’à-plat mat, en noir et blanc, du bouledogue cigare au bec esquissant le V de la victoire.

 

Un ouvrage à plusieurs voix

Mais davantage qu’une juxtaposition de formes figées, la recherche menée par Pierre Assouline et ses invités figure un dialogue permanent, dont la spontanéité dérive au gré d’une lecture agréable. Dans un premier entretien intitulé "Naissance d’un chef", ce sont deux historiens britanniques, Robert Tombs et John Keiger, qui évoquent les jeunes années de Churchill. Le second débat, avec Marc Ferro et Jean-Louis Crémieux-Brilhac sur "le seigneur de guerre", prend un sens différent: l’accent est mis sur la geste fondatrice de la Seconde Guerre mondiale, par deux historiens qui sont aussi deux résistants et témoignent autant qu’ils expliquent. Le point de vue change avec le troisième entretien, qui porte à nouveau sur la guerre, où Guillaume Piketty et François Delpla analysent le "stratège". Le creuset de la Seconde Guerre mondiale pose, bien entendu, la question du rapport à la France (libre et occupée) et à De Gaulle, et dans cette optique se croisent les regards du Britannique Julian Jackson et du Français Philippe Chassaigne, pour évoquer "Churchill et la France". Enfin, Anthony Rowley et François Kersaudy posent la question du "bilan" ou, mieux, de la postérité de Churchill en Grande-Bretagne. Chacun des thèmes et chacun des intervenants apporte un éclairage sur le personnage, non sur le mode d’un dialogue philosophique où la confrontation des idées doit finalement accoucher d’une vérité, mais d’une conversation, où les points de vue s’échangent en esquissant une silhouette, pour mieux la retrouver. Et l’analogie proustienne n’a absolument rien d’un effet de style ; elle prend même une signification particulière, tant Pierre Assouline et ses invités se jouent des réminiscences, comme autant de signes à une mémoire fabuleuse, invitant à la relecture du passé et à la réflexion sur le présent. Il n’est pas sûr, au demeurant, que les pièges de ces réminiscences soient totalement évités, et que la figure de Churchill échappe aux images convenues : le wit qui lui fait qualifier De Gaulle de "lama femelle surpris dans son bain" et donne autant de force à ses discours (celui du 13 mai 1940 en particulier), l’alcoolique mondain et fumeur invétéré, le dépressif chronique sujet à une suractivité débordante : toutes ces images d’Epinal ne servent guère à retrouver Winston, mais bien à perdre Churchill.

Que signifie alors de retrouver Winston Churchill ? Une indication est donnée par Pierre Assouline dans sa préface : "Winston Churchill, héros d’exception mais à dimension humaine"   : il s’agit bien de déceler les complexités et les ambivalences d’une personnalité multiple, presque romanesque, et que sa légende n’épuise aucunement. Ce n’est pas Churchill qui masque Winston, mais bien un jeu d’échos qui fait dialoguer la personnalité avec les circonstances, les circonstances avec l’écriture de soi, dans la construction d’une personnalité exceptionnelle, à nulle autre pareille. Ou à presque nulle autre pareille.

Le Génie

Contrairement à ce qu’écrit Pierre Assouline dans sa préface, il n’est pas certain que Winston Churchill ait été "achevé d’imprimer à vingt ans"   . A l’inverse, rien ne laisse percer, sous le portrait de l’anti-conformiste confinant à l’échec, la stature du héros honoré par Isaiah Berlin.
Les années d’apprentissage ? Churchill les a passées à se garder soigneusement des sentiers tracés. Comme le souligne Robert Tombs, avec un peu d’exagération, il est issu de la haute aristocratie mais d’une lignée cadette, et doit donc subvenir lui-même à ses besoins par son travail de journaliste et d’écrivain. Il embrasse la carrière militaire alors qu’il ne supporte pas la discipline et cultive le goût de l’aventure et de l’inconnu, comme le rappelle Guillaume Piketty qui évoque ses campagnes à Cuba, en Inde, au Soudan ou en Afrique du Sud. Il est le rejeton d’un des espoirs brisés du Parti conservateur, mais rejoint finalement le Parti libéral en 1904, même si Philippe Chassaigne suggère que ce revirement s’explique par l’évolution même des partis (Churchill disait ainsi qu’avoir vingt ans sans être libéral serait manquer de coeur, et qu’avoir quarante ans sans être conservateur serait manquer de bon sens). Il n’en reste pas moins que le paradoxe de Winston Churchill réside dans cette capacité de l’anti-conformiste, en 1940, à se conformer aux attentes profondes de la population, sans doute parce que l’éducation enracine des valeurs cardinales :  un caractère trempé de détermination et d’intuition, ou un sens de l’histoire propre à ceux qui en sont environnés. "Extraordinary people in extraordinary times", c’est bien le héros, avec ses qualités intrinsèques qui semble le mieux définir Churchill. 

Conclusion hâtive ! La carrière politique de Winston Churchill est aussi hors normes que ses années d’apprentissage, mais en révèle la face sombre, dessinant un parcours en "dents de scie", culminant avec des succès précoces et plongeant en des échecs retentissants. Les succès, ce sont les postes ministériels qu’il occupe à partir de 1905 (il a 31 ans), les mandats qu’il exerce, la manière dont il s’impose comme l’une des personnalités politiques majeures du pays. Les échecs, nombreux, conséquences de son activité foisonnante, lui brûlent les ailes mais ne l’empêchent jamais d’atteindre les cimes. Avoir le sens de l’Histoire ne prévient pas le manque de flair, n’en déplaise à Marc Ferro : Churchill participe à l’expédition des Dardanelles en 1915 sans réellement songer aux difficultés logistiques d’une opération commando au coeur de l’Empire ottoman ; il gère la crise de 1929 en père de famille, et ne réussit guère qu’à dilapider son patrimoine ; il prend parti pour Edward VIII contre George VI en 1936 sans percevoir le choc de la crise constitutionnelle. Plus frappant encore, et Philippe Chassaigne le souligne, "Churchill est antihitlérien d’abord parce qu’il est germanophobe, et non pas parce que Hitler est un dictateur"   . En somme, "sans la Seconde Guerre mondiale, notre héros aurait laissé le souvenir d’une forte personnalité de la vie politique britannique, au bilan contrasté."   .

Le Prince
 
Ce qui construit la statue de Churchill semble donc se jouer dans le drame de 1940, à "la plus belle heure" alors que Churchill incarne "l’esprit de résistance dans une situation qui se complique rapidement"   : la bataille d’Angleterre puis le Blitz en font le symbole de la résistance anglaise au Continent déchaîné, reproduisant la geste héroïque d’autres grandes figures militaires- son ancêtre Marlborough face à Louis XIV ou Wellington face à Napoléon. La figure de Churchill est donc intrinsèquement liée aux circonstances exceptionnelles du conflit, et la guerre gagnée, les électeurs désavouent celui qui est redevenu le chef conservateur pour choisir en 1945 un cabinet travailliste, plus apte à assurer le retour à la paix et l’instauration du Welfare State. Mais par cette expérience décisive, Churchill acquiert une dimension presque machiavélienne, comme le souligne Anthony Rowley : "un individu qui, quelle que soit la nature de ses actes, cristallise sur sa personne l’attention d’un peuple, et convainc celui-ci de la nécessité des décisions prises"   . L’image est heureuse, tant elle permet de mieux comprendre l’exception que représente Churchill, béni comme Castruccio Castracani des grâces d’une Fortune, qui n’est pas une providence céleste mais une faveur des circonstances créées par la force de volonté de l’individu. Et c’est dans cette figure du héros qu’il faudrait trouver Churchill, celle du Prince.

L’Ecrivain

Reste que les débats qui opposent les invités de Pierre Assouline montrent que cette image peut aussi induire en erreur. Guillaume Piketty et François Delpla discutent ainsi de la stratégie de communication déployée autour de la bataille d’Angleterre, le premier y voyant un discours déployé autour d’un événement n’ayant pas eu lieu, le second soulignant les marques durables laissées par les bombardements allemands. Tous deux reconnaissent, malgré tout, l’importance décisive de la communication politique du Premier ministre, relayée par ses discours devenus célèbres, et par la diffusion d’images qui identifient une grande figure : celle du ministre portant un casque ou du chef esquissant le signe de la victoire. Une telle communication gouverne la vision contemporaine du personnage, en créant l’illusion d’une responsabilité unique devant le tribunal de l’histoire, censé distribuer les éloges et les blâmes. Les intervenants n’échappent pas à cette dérive qui multiplie les débats convenus, sur le rôle personnel de Churchill dans la destruction de la flotte française à Mers-el-Kébir en juillet 1940, ou sur sa connaissance du bombardement de Coventry en novembre 1940. En revanche, l’attention portée sur le langage politique de Churchill aide à mieux comprendre la façon dont le personnage a créé sa propre légende, par la mise en scène des Mémoires où s’exprime avec vivacité un sens de l’histoire hors du commun. En somme, rechercher Winston Churchill consisterait à découvrir l’homme de lettres, prix Nobel de littérature en 1953. La traduction en français des Mémoires de Churchill doit être saluée en ce sens.

La recherche de Winston Churchill aboutit donc à superposer plusieurs figures en palimpseste, la transparence des couches supérieures irisant de couleurs nouvelles l’enluminure qu’elles exposent : le Héros, le Prince, et l’Ecrivain sont trois de ces images dont les entretiens ont permis la révélation, et dont la jonction tisse la trame d’une personnalité exceptionnelle, sans précédent ni postérité réelle.

Churchill ou De Gaulle

L’expression mérite tout de même précision, parce que cette personnalité exceptionnelle se trouve, en réalité, toujours comparée à la figure de De Gaulle. Certains thèmes s’y prêtent évidemment, comme "Churchill et la France", mais en d’autres endroits, le jeu des Vies Parallèles  dévoie Plutarque et devient trop systématique, au point qu’aucun des entretiens n’ignorent le chef de la France libre. L’évocation des traits de caractère et de la formation de Churchill, son sens de l’histoire ou de son pays, est rapproché de ceux de De Gaulle ; le rôle mobilisateur pendant la Seconde Guerre mondiale est évidemment comparé ainsi que leur rivalité ; la construction du mythe par l’écriture de soi est enfin rapprochée. Partir à la recherche de Winston Churchill invite, par conséquent, à trouver non une silhouette reléguée dans un for intérieur inconnu, mais à se heurter à une autre figure connue, elle aussi sujette au même questionnement  sur le poids de l’individu dans l’histoire.

Les talents de l’homme de lettres comme la personnalité entière de l’homme d’Etat avaient déjà, en son temps, attiré l’attention d’Isaiah Berlin, et le portrait, tout impressionniste qu’il soit, présente une image aisément identifiable. Il n’empêche que les tours et détours par l’école buissonnière de l’histoire, où la diversité des points de vue s’accorde à la cohérence des thèmes abordés, présenteront au lecteur un aperçu moins cérémonieux que le portrait en pied qu’il trouverait dans une biographie, plus humain, aussi. Et en ce sens, le pari de Pierre Assouline et de ses invités est réussi. Mais il faut tout de même avertir des surprises de cette promenade autour de Winston Churchill : on croit se perdre dans la campagne de l’Oxfordshire, et l’on se retrouve finalement à deux pas de Colombey. Tous les chemins y mènent, mais il ne faut tout de même pas forcer le trait